Disponible sur : <http://www.cairn.info/histoire-de-l-urss--9782707156860.htm>
Disponible sur : <http://www.cairn.info/histoire-de-l-urss--9782707156860.htm>
Professeure et chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po, spécialiste de la Russie du XXe siècle, Sabine Dullin aborde dans cet entretien la question de l’accès aux archives soviétiques et des conséquences qu’a eues l’ouverture de ces dernières en 1991 sur le travail des historiens. Enrichie d’anecdotes, cette interview dessine le parcours d’une chercheuse au gré d’une Histoire russe en mouvement.
"Je suis professeure à Sciences Po et historienne, notamment de la Russie du XXe siècle. J'ai beaucoup travaillé sur la surveillance des frontières, la politique des frontières menée par les Soviétiques, la figure du garde frontière et j'en ai tiré un ouvrage La frontière épaisse, publié en 2014 qui était mon Habilitation à diriger des recherches (HDR).
Je m'intéresse aujourd’hui à une histoire mondiale de l'URSS. C’est-à-dire comprendre comment ce pays, tout exceptionnel qu'il est, peut se concevoir dans le cadre d'une histoire mondiale : les recherches actuelles sur le communisme transnational, la manière dont les Soviétiques ont exporté leur régime dans des régions du monde très variées et ce que cela signifie, y compris pour l'histoire de la Russie elle-même, au XXe siècle."
Tout commençait à s'ouvrir, à se démocratiser et, bien sûr, pour une historienne débutante, c'était assez passionnant, excitant, cette idée qu'on allait se retrouver dans des archives que personne n'avait encore jamais vues. Il y avait l'idée d'être un chercheur d'or qui part à l'aventure et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles j'ai commencé à travailler sur ce pays.
Il y avait l'idée d'être un chercheur d'or qui part à l'aventure.
Je faisais ma thèse en 1991 et j'ai vécu à ce moment là en Russie. Je dois dire qu'en tant que jeune Française étudiante débarquant dans ces archives, c'était à la fois très exotique, pour moi, et pour eux qui n'avaient jamais vu une Européenne venir travailler dans ces fonds.
Les conditions étaient compliquées. On travaillait avec ce qu'on pouvait nous donner, il n'y avait pas d'inventaire, on avançait en aveugle. Il y avait des conditions de consultation très dures : on avait droit à un crayon de papier, un petit cahier qu’on devait laisser dans une armoire en fer avec ses dossiers. Tant que nous n’avions pas rempli l'intégralité du cahier, on devait le laisser dans cette armoire. Et puis il y avait un tampon de sortie à la fin du cahier. C'étaient quand même des conditions difficiles.
Ça m'a permis d'apprendre le russe... en recopiant des archives finalement ! Il y avait un travail de recopiage immense qui est difficile à imaginer aujourd'hui. Aujourd'hui, quand on va dans des archives à l'étranger, en général on utilise un appareil photo: on prend des photos ou on commande des photocopies. Il n'y a pas toute cette complication qui pouvait exister à l'époque.
On passait de stades d'adrénaline [...] à des stades de profonde déprime.
On passait de stades d'adrénaline, quand on recevait un document tout à fait intéressant, à des stades de profonde déprime parce que, pour des raisons souvent difficiles à comprendre, soit les archives fermaient pour trois semaines, soit les dossiers qu'on croyait pouvoir obtenir n'étaient finalement plus accessibles. Il y avait une sorte d'arbitraire très présent et il était difficile de rester tout à fait serein face à ces Niet, ces Da. Bref, on avait des moments où tout paraissait possible et puis des moments où les choses se refermaient. Il fallait beaucoup de patience, il fallait boire du thé très longuement avec les archivistes pour obtenir ce qu'on voulait.
Pendant ma thèse, je travaillais essentiellement sur les diplomates. Sur la question d’un groupe sociopolitique : les diplomates sous Staline. Un groupe haut en couleurs puisqu’il s’agissait de révolutionnaires de tous bords (bolcheviks, mencheviks, socialistes révolutionnaires) qui, parce qu’ils avaient une expérience de l’exil avant la Révolution, étaient particulièrement cosmopolites, très souvent d’origine juive, qui s’étaient retrouvés diplomates de fait, par expérience de l’étranger.
Pendant trois ans, j'ai attendu ces documents absolument essentiels : les lettres que Litvinov avait écrites à Staline, lettres qu’il écrivait en tant que ministre des Affaires étrangères à Staline, en tant que secrétaire général du parti communiste. Des lettres qui s'adressaient aussi au bureau politique, c’est-à-dire l'instance dirigeante en URSS.
Lorsque j'ai reçu ces lettres, c'était une sorte de grand “ouf” de soulagement : enfin j'allais trouver quelque chose de vraiment décisif pour ma recherche! Et incontestablement c'étaient des lettres tout à fait passionnantes, qui aujourd'hui sont plus difficiles à voir que dans les années 1990.
On travaillait un peu de la même manière que des médiévistes.
Effectivement, avant l'ouverture des archives comment faisait-on pour travailler sur l'histoire de l'URSS ? On travaillait un peu de la même manière que des médiévistes, c’est-à-dire qu'il fallait faire l'exégèse des quelques documents disponibles, notamment la presse. Il y avait beaucoup d'études de la presse soviétique, aussi bien centrale que locale, dans laquelle on pouvait trouver beaucoup de choses.
Il y avait les témoignages de ceux qu'on appelait les transfuges qui avaient fui à l'étranger, et pas seulement ceux qu'on connaît (les espions, les agents doubles ou les hauts fonctionnaires qui avaient fini par fuir). Il y avait aussi les hommes ordinaires et les femmes ordinaires qui avaient fui après la Seconde Guerre mondiale, qui n'étaient pas rentrés en Union Soviétique et qui ont été interviewés dans le cadre de programmes, payés notamment par les États-Unis. Des programmes d'interviews pour essayer de comprendre ce qu’était la vie en Union Soviétique lorsqu'on était un citoyen ordinaire de ce pays. Donc il y avait malgré tout quelques archives mais on manquait quand même singulièrement de ce qui rend possible un travail d'historien exhaustif et convaincant.
Malgré tout on ne peut pas dire que l'ouverture des archives ait complètement mis par terre tout ce qui avait été écrit avant : il y a des interprétations qui restent tout à fait intéressantes.
C'est là qu'on se dit que le métier d'historien, ce n'est pas seulement trouver des archives, c'est aussi interpréter les faits du passé, et beaucoup de bons historiens d'avant l'ouverture des archives avaient su interpréter correctement les faits.
Malgré tout, la révolution des archives a donné lieu à des grandes découvertes, des trouvailles d'archives énormes. On a découvert la personnalité de Staline. Plus idéologue qu'on ne le pensait, plus convaincu du communisme qu'on ne le pensait, particulièrement énergique. On le sent quand on lit les lettres de Staline à ses collègues. Les lettres de Staline à Molotov donnent quasiment envie d'obéir à Staline tellement il impulse une énergie dans sa correspondance. Alors même qu'on sait toutes les erreurs qu'il a pu faire, toutes les horreurs qu'il a pu faire, on est saisi à la lecture de ces textes par l'intensité de son travail et de son énergie.
On a découvert la personnalité de Staline. Plus idéologue qu'on ne le pensait, plus convaincu du communisme qu'on ne le pensait.
On peut contourner les archives centrales dans certains cas en travaillant dans des archives qui sont très riches. Ce sont les archives des anciennes républiques de l'ex-Union Soviétique. Notamment les archives baltes, les archives ukrainiennes. Lorsqu'on a besoin de certains documents du KGB, qu'on s'adresse à Moscou pour obtenir l'accès et qu'on obtient, évidemment, un refus du FSB qui refuse l'accès à ses archives avec une lettre qui explique pourquoi (parce que ce sont des secrets d'Etat, parce que ce n'est pas possible de divulguer ce genre de documents), en général on peut s'adresser ensuite aux Ukrainiens, aux archives de la police politique en Ukraine qui, eux, se dépêchent de diffuser ce document sur Internet. Là, on est dans une petite guerre d'archives entre la Russie et l'Ukraine qui renvoie évidemment à la grande guerre qui existe actuellement entre ces deux pays mais qui permet à l'historien de découvrir des documents malgré tout. Donc, il y a une possibilité de contourner les archives de Russie, lorsqu'elles sont difficiles d'accès, par ces archives périphériques.
On a tendance à replacer, à réinsérer cette période soviétique dans une période plus longue d'histoire russe, ça change complètement la perspective : on pense moins à la rupture, on pense plus les continuités entre l'avant 17, le tsarisme, et la révolution russe. Entre la révolution, la période soviétique et, aujourd'hui, la Russie de Poutine. On a donc cette impression que, ce qui est important, c'est de penser les continuités.
On pense moins à la rupture, on pense plus les continuités.
L'autre élément essentiel pour 1917, c'est de retrouver toutes ces révolutions qui avaient été enfouies par celle d'octobre 17 : la révolution démocratique de février qui montre qu'en Russie on pouvait avoir une expérience démocratique de très grande envergure : c'est l'endroit où a eu lieu le premier vote des femmes par exemple, pendant l'année 17. On a une révolution démocratique mais aussi toutes les révolutions nationales en Ukraine, dans les pays Baltes, qui aujourd'hui sont sans doute plus fêtées que la révolution russe elle-même en Russie. L’ensemble de ces révolutions sont redécouvertes aujourd’hui.
Références bibliographiques