La scène se déroule, le mercredi 24 février 2010, au sein de l’hémicycle du bâtiment Paul-Henri Spaak, siège bruxellois du Parlement européen. L’occasion est formelle : les eurodéputés sont réunis pour commenter le suivi du Conseil européen du 11 février en présence des présidents des trois grandes institutions européennes. Si ce jour resta dans l’histoire, ce ne fut que grâce à l’intervention du député britannique eurosceptique Nigel Farage, qui s’adressa au président du Conseil européen fraîchement nommé, Herman Van Rompuy :
« Président de l’Europe... Le jour que nous attendions depuis si longtemps. On nous avait dit que le jour où nous aurions un président, nous verrions apparaître un personnage politique d’envergure mondiale, un homme qui serait le responsable politique de cinq cents millions de personnes, un homme qui nous représenterait sur la scène mondiale, un homme dont le rôle serait si important que, bien entendu, il — vous percevriez un salaire supérieur à celui du président Obama. Or ma foi, j’en ai bien peur, finalement nous n’avons eu que vous. […] Je ne veux pas être grossier, mais vous savez, franchement, vous avez le charisme d’une loque humide et l’apparence d’un petit employé de banque. […] Qui êtes-vous ? Je n’avais jamais entendu parler de vous ; personne en Europe n’avait jamais entendu parler de vous. […] Monsieur, vous n’avez pas la moindre légitimité à ce poste et je suis convaincu de parler au nom de la majorité des Britanniques en disant que nous ne vous connaissons pas, nous ne voulons pas de vous, et plus tôt on vous mettra au rancart, mieux cela vaudra.»
Le verbe est injurieux et le ton théâtral, mais cette invective révèle deux idées importantes : tout d’abord, le sentiment qu’il aurait manqué à Herman Van Rompuy le charisme nécessaire à la fonction qu’il occupait ; ensuite, le fait que celui-ci aurait été inconnu du public européen. Le président du Conseil européen — figure de l’envergure d’un chef d’État, censée représenter l’UE face aux acteurs extérieurs — aurait alors été en manque à la fois d’une popularité qui le légitimerait et d’un charisme qui lui permettrait d’incarner l’Union européenne.
Cette situation n’était pourtant ni fortuite ni innocente : le choix d’un président peu connu, ancien premier ministre d’un petit pays européen — la Belgique — et plus réputé pour ses talents d’écoute et de création de consensus que pour son charisme, fut délibéré. Les États membres privilégièrent ainsi la figure d’un facilitateur à celle d’un véritable leader européen, capable de représenter l’Union. Ce choix fut révélateur d’une tension qui a caractérisé le projet européen dès son origine : celle entre des responsables politiques de l’UE, qui ont souvent la volonté — voire la vocation — d’incarner le projet politique européen du fait de leur position et de leur leadership, et des chefs d’État qui désirent garder le contrôle de l’intégration européenne.