"Pour certains, l’émergence d’une vie démocratique et politique au niveau européen telle que celle qu’on connaît au niveau national est impossible à atteindre..."
Comment démocratiser l'Europe ? Quelle européanisation des vies politiques nationales ? Quelles implications citoyennes ? Autour de la thématique de l'existence d'une vie politique européenne, échange entre Loïc Azoulai de l'École de Droit, Bruno Cautrès du Cevipof et Olivier Rozenberg du Centre d’études européennes et de politique comparée.
Pensez-vous que l’émergence d’une vie politique à Bruxelles autour des institutions européennes puisse permettre de créer un véritable espace démocratique à l’image de ce que l’on observe dans les capitales des États membres ? La solution pour démocratiser l’Europe et en discuter passe-t-elle principalement par les débats publics et électoraux nationaux ?
Bruno Cautrès : Ces questions vont se poser dans toutes les vies politiques nationales au moment des élections européennes. On se demande tous, les uns et les autres, si une véritable vie politique à Bruxelles n’est pas impossible à atteindre. Pour certains, l’émergence d’une vie démocratique et politique au niveau européen telle que celle qu’on connaît au niveau national est impossible à atteindre pour la simple raison que la couche d’institutions européennes est venue se poser sur les institutions nationales avec un décalage de plusieurs siècles !
Quand on regarde de près, Bruxelles n’est pas une technocratie aussi caricaturale que ce qui est fréquemment dénoncé. D’importants progrès ont été faits vers plus de débats démocratiques. Il y a de véritables confrontations de projets et d’idées. Cependant, les traditions même des vies politiques européenne et nationales sont différentes : l’Europe fonctionne plutôt à la recherche de consensus alors que, dans les États membres, domine l’idée que ce sont les grandes élections qui permettent de trancher les conflits d’interprétations et les clivages.
Malgré des sondages d’opinion qui montrent que, pour les populations des États membres, l’Europe reste quelque chose de lointain et de difficile à comprendre, on retrouve des thématiques européennes récurrentes dans les vies politiques nationales, même si les élections ne se font pas sur ces thématiques. Il est intéressant d’observer comment se fait le chaînage entre les débats nationaux et leur dimension européenne potentielle. Il me semble que c’est un peu comme ça que progressivement se dessine une vie politique « bruxelloise ».
On observe également des tendances politiques transnationales, qui touchent de nombreux États membres : les swings électoraux vers les droites nationales populistes ces dernières années, ou vers l’écologie en 1989, l’effondrement de la social-démocratie depuis les dernières élections européennes, les débats d’idées sur la globalisation de l’Europe, etc. Cela montre qu’en dehors de la question du rapport des Européens aux institutions de Bruxelles, il y a quand même une forme d’Europe des citoyens qui se fait par le bas.
Là où se jouent les questions les plus importantes, il y a une dépolitisation de l’Union européenne, sous la forme d’une délégation à des autorités indépendantes.
Loïc Azoulai : J’introduirai une distinction entre vie politique et vie démocratique. Si l’on parle des institutions européennes, il n’est pas douteux à mes yeux que le système de l’UE est un système démocratique, équipé de mécanismes et de procédures démocratiques. Prenez l’exemple de l’adoption de la directive « droit d’auteur » laquelle va avoir une importance fondamentale sur la vie des citoyens européens : elle a été délibérée démocratiquement, il y a eu une bataille politique au Parlement européen et hors du Parlement, un vote et en fin de course une majorité s’est dégagée. En revanche, le débat n’est pas clairement structuré politiquement. Il est difficile de dire sur quelles bases « idéologiques » cette majorité a été dégagée. En outre, là où se jouent les questions les plus importantes, il y a une dépolitisation de l’Union européenne, sous la forme d’une délégation à des autorités indépendantes : c’est l’importance de la Banque centrale européenne dans la gouvernance de l’euro, l’importance de Frontex dans la gouvernance des flux migratoires. Dans ces domaines les plus saillants aujourd’hui pour les citoyens, la prise de décision repose d’une part sur des grands sommets européens – du drame politique –, d’autre part sur une délégation à des autorités indépendantes, sans contrôle démocratique. Donc les mécanismes démocratiques existent mais ils s’exercent sans structuration politique claire et ils ne s’appliquent pas aux domaines qui sont les plus importants pour les citoyens européens. C’est un décalage qu’il faudrait résoudre. Récemment, c’est même le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, qui, tout en rappelant que la BCE avait été extrêmement résiliente dans la gouvernance de la crise de l’euro, a plaidé pour un contrôle démocratique des politiques qu’il menait dans ce domaine. Il faut donc trouver un moyen de réconcilier la démocratie et la politique qui prend la forme « non démocratique » soit du drame politique soit de la délégation à des autorités indépendantes.
Quant au niveau national, il n’y a pas de doute que la mue a déjà eu lieu : il y a une européanisation, sous des formes très différentes selon les pays. Dans les pays les plus affectés par les politiques européennes d’austérité, la Grèce, l’Italie l’Irlande, la chose est très frappante : l’Europe est partout, elle est dans les élections, elle est vécue. Et je pense qu’elle l’est également dans les débats que l’on a en Allemagne ou en France aujourd’hui.
Loïc Azoulai © Caroline Maufroid/Sciences Po
Olivier Rozenberg : J’introduirai des petits bémols sur la dépolitisation. D’une part parce que ce phénomène de délégation est général, il ne touche pas que l’Union européenne. Ces agences et leur « non-contrôle » par des élus posent problème. C’est évident, mais est-ce que c’est caractéristique de l’UE ? L’autre aspect, si l’on considère l’UE d’aujourd’hui par rapport à il y a 20 ans, c’est que le Parlement européen est beaucoup plus actif sur la législation ordinaire...
Loïc Azoulai : Mais est-ce qu’il est actif en matière de gouvernance de la crise de l’euro ? Est-ce qu’il est actif en matière migratoire ? Dans ces deux domaines, pour moi les plus essentiels aujourd’hui, le parlement est quasiment absent.
Olivier Rozenberg : C’est vrai.
Loïc Azoulai : Il y a eu un phénomène de dépolitisation dans ces domaines. Ce que tu dis est vrai, il y a eu un phénomène général de délégation à des autorités indépendantes. De manière délibérée et, je dirais, pensée, selon un modèle de légitimité fondée sur la compétence et l’impartialité : il s’est agi de soustraire des politiques à des prises de décision conjoncturelles susceptibles d’affaiblir leur cohérence et leur crédibilité. Notamment lorsque les interlocuteurs de ces politiques sont extérieurs à la politique, les marchés financiers en ce qui concerne la crise de l’euro.
Il y a une vie partisane transnationale en son sein qui fait qu’un eurodéputé français de droite vote davantage comme ses collègues de droite que comme les élus français.
Olivier Rozenberg : D’accord, mais pour autant, il est indéniable que l’UE s’est politisée dans son fonctionnement au sommet. Les commissaires ont de plus en plus un profil politique : quatre ex-Premiers ministres dans la commission Juncker. Le Parlement européen est tout de même monté en puissance. Il y a une vie partisane transnationale en son sein qui fait qu’un eurodéputé français de droite vote davantage comme ses collègues de droite que comme les élus français. Ces familles partisanes donnent lieu à d’intéressants débats sur leurs limites. Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, peut-il rester au Parti populaire européen ? Marine Le Pen et Mario Salvini peuvent-ils unir les droites radicales eurosceptiques ? Ces débats sont en soi le signe à la fois d’une politisation européenne et d’une interdépendance croissante des vies politiques nationales. Ce n’est pas rien.
Concernant justement l’européanisation des vies politiques nationales, quelles sont les tendances émergentes ? L’Europe est-elle plus présente dans les débats nationaux ? En France et ailleurs ?
Bruno Cautrès : Il y a une très claire européanisation des vies politiques nationales. La recherche académique pose des limites à ce qu’on veut dire et qu’on définit par « européanisation ». Beaucoup de définitions ont été mises derrière ce mot, mais si on va au sens un peu ordinaire, c’est-à-dire la présence de l’Europe comme enjeu, comme problème perçu par les citoyens, travaillé et problématisé par les forces politiques, mis sur la place publique au moment des grands débats que sont les campagnes électorales, il est très clair que depuis au moins la campagne électorale de 2007, c’est devenu extrêmement présent. Bien sûr, c’est inégalement présent quand on fait ce que certains d’entre nous font, aller regarder candidat par candidat en France la présence du terme « européen » dans leur programme ou la manière dont ils le mettent en scène dans les meetings ; mais aujourd’hui, tout le monde a une dimension européenne essentielle dans son programme. Par exemple, au moment de l’élection présidentielle de 2017, le 2e tour exemplifie la dramatisation du débat sur la question européenne. Emmanuel Macron a voulu jouer sa campagne et sa présence sur cette question. Je pense qu’il a pris l’une des deux directions qu’on peut prendre pour essayer de sortir de l’impossible dialogue entre vie politique nationale et européenne : soit, on fait descendre Bruxelles dans les vies politiques nationales et on réorganise les vies politiques nationales autour de l’enjeu européen — c’est le projet d’Emmanuel Macron, cohérent avec l’idée de listes transnationales aux élections européennes, avec toutes ses positions et tous ses discours sur la question de l’Europe, avec la dramatisation du clivage progressistes/conservateurs. Soit, on fait remonter les questions politiques ou les grands clivages politiques nationaux au niveau de Bruxelles, en disant qu’il faut aligner le débat public à Bruxelles et le fonctionnement des institutions sur le clivage gauche/droite.
Du point de vue de la perception par les citoyens de la question européenne, il y a toujours en toile de fond le grand clivage ou le grand conflit d’interprétation entre ceux qui trouvent qu’il faut davantage d’Europe et ceux qui trouvent qu’il en faut moins. Je crois que le débat n’est plus vraiment celui-là : dans de nombreux pays c’est moins la question du maintien du pays dans l’Union européenne que la question du contenu et de la direction de l’intégration européenne qui est en jeu.
Aujourd’hui le débat, c’est « On y est, mais pourquoi ? », « On y est, mais avec qui ? », « On y est, mais au profit de qui ? » Et sur ces questions essentielles de la politique, les conflits d’interprétation, les débats ne sont pas assez vivants. On voit qu’Emmanuel Macron a tenté de sortir de cette impossibilité en disant « et bien moi, je vous l’offre le débat : c’est pour la modernisation, la tolérance, la démocratie ou contre », mais ça ne couvre qu’une partie du spectre. Ce qui m’étonne aujourd’hui dans le débat politique national en France, dans la perspective des élections européennes, c’est l’atonie des alternatives à présenter à Emmanuel Macron. Est-ce que c’est un effet de son élection qui a euphémisé cette dimensionnalité du conflit sur l’Europe ? Ou au fond, est-ce simplement que c’est un peu derrière nous maintenant de dire « Il faut une autre Europe » ? C’est une thématique qui est toujours là, mais qui n’a plus l’importance dans le débat public qu’elle a eu en 2005. Voilà une des questions qui m’intriguent sur les élections européennes.
Une question n’est pas résolue actuellement : cette politisation nationale des questions européennes se fait-elle principalement sur la dimension « Pour ou contre », « Rester ou sortir » ?
Olivier Rozenberg : Avec la crise, notamment économique, qui a duré 10 ans et qui avait une dimension européenne importante avec des impacts sur les vies politiques nationales (chute de 1er ministre, nouvelles élections, référendum, etc.), il peut nous sembler acquis que l’Europe est plus présente dans les vies politiques nationales. Mais par rapport à 50 ans de déploration par les universitaires du fait que les gens ne s’intéressent pas à l’Europe, il y a quand même quelque chose de nouveau à l’échelle des 10 dernières années et pas seulement en France, et pas seulement lors de l’élection présidentielle française de 2017 : les dirigeants politiques au moment des élections et des débats discutent davantage des questions européennes. Alors même que le pic de la crise économique est passé, cela reste.
Une question n’est pas résolue actuellement : cette politisation nationale des questions européennes se fait-elle principalement sur la dimension « Pour ou contre », « Rester ou sortir » ? Dans ce cas-là, cela peut conduire à d’autres Brexit, à d’autres sorties d’États membres si jamais les forces opposées montent en puissance. Ou est-ce une politisation différente, un peu moins radicale et un peu plus complexe, sur, par exemple, une Europe de la redistribution, une Europe de l’environnement vs une Europe de la performance économique, etc. ? La réponse dépend des États membres et n’apparaît pas encore clairement. Je pense que les élections de ces prochaines années vont nous renseigner sur le type de politisation nationale des questions européennes.
Olivier Rozenberg © Caroline Maufroid/Sciences Po
Loïc Azoulai : Je suis tout à fait d’accord avec Bruno et Olivier, quelque chose a changé ces dernières années. Ce qui surprend aujourd’hui, ce n’est pas quand l’UE est présente dans les débats, c’est le cas inverse : c’est quand l’UE n’est pas présente dans les débats ou dans un mouvement politique ou social : les gilets jaunes, par exemple, où l’Europe est très peu présente. Dans le débat public, l’Union européenne est là, elle est même devenue une obsession pour certaines forces politiques.
Donc, à mes yeux, le problème, ce n’est pas l’absence ou la présence de l’Europe, mais la manière dont on se rapporte à elle. Or, on se rapporte à elle essentiellement sous deux modes aujourd’hui. L’un, c’est le mode de l’aliénation : l’Europe au mieux comme une contrainte, au pire comme un diktat, comme un verrou qui nous empêche de faire. Cela est très présent. L’autre mode, c’est celui d’Emmanuel Macron et de tous ceux qui se présentent comme étant pro-européens. Ils ne défendent pas l’UE en tant que telle : ils la défendent sous le mode de la réforme. De fait, l’Union, on la défend pourvu qu’elle soit changée et non pas sous la forme sous laquelle elle a été construite. Sous l’un ou l’autre de ces deux modes, on induit, on crée une distance par rapport à l’Europe. Elle n’est pas un donné. Cela crée une distance qui fait qu’elle n’est pas vivante.
Il y a un seul endroit et un seul groupe de population pour qui l’UE est vivante et attirante aujourd’hui : c’est le groupe limité d’Européens qui se trouvent au Royaume-Uni, et de Britanniques qui se trouvent dans les États membres. Pour eux, elle est devenue une garantie de leur mode d’existence, mais pour eux seulement.
On est passé d’un discours convenu à un autre.
Bruno Cautrès : Je voudrais rebondir sur ce discours de l’Europe à réformer. En vous écoutant, je me disais qu’on est passé d’un discours convenu à un autre. Il y avait un discours convenu qui était « L’Europe, c’est bien », « L’Europe, c’est beau », « L’Europe, c’est la tolérance », « C’est la démocratie », « C’est la paix », etc. Aujourd’hui, le discours c’est « Il faut la changer ! ». D’une certaine manière, ça ne veut plus rien dire : tout le monde dit qu’il faut une Europe de la protection, une Europe de la liberté. C’est ce que dit Nathalie Loiseau la tête de liste LREM-MoDem et ancienne ministre des Affaires européennes. Mais tout le monde ne peut qu’être d’accord avec ça. Il vaut mieux vivre en paix et en prospérité qu’en guerre et en difficulté : il ne manque que le ciel bleu européen toute la journée et des nuits étoilées !
Il me semble que les principales forces politiques ont compris que les citoyens ressentent l’UE comme un objet distant, qu’ils ne voient pas très bien à quoi elle sert. Donc, elles ont incorporé ces éléments dans leur discours, mais à force d’incorporer de très larges éléments, cela crée une mise à plat d’un discours critique sur l’Europe : ça va être très difficile pour l’électeur de différencier les propositions si tout le monde dit qu’il faut de l’écologie, de la paix, de la prospérité, de la protection, de la fraternité, de la tolérance, de la justice, de la démocratie, etc.
Loïc Azoulai et Bruno Cautrès © Caroline Maufroid/Sciences Po
Olivier Rozenberg : Et ce qui va trancher ce sont les critiques radicales de l’Union européenne.
Bruno Cautrès : Oui, par opposition, ceux qui font ces propositions ont un message parfaitement limpide, que leur public capte parfaitement. Si je regarde la situation en France depuis plusieurs mois, on voit que dans les intentions de vote en faveur du Rassemblement national, il y a une très forte stabilité et une grande cohérence. C’est la force politique qui pour le moment a le socle électoral le plus acquis, c’est là où la motivation de vote est la plus forte et l’incertitude de vote est la plus faible. L’incertitude de vote est plus forte dans toutes les autres familles politiques. La fragmentation politique de la gauche en France n’arrange rien, parce qu’il y a de nombreuses listes qui vont se présenter sur un segment où tout le monde dit la même chose, avec un vocabulaire et des terminologies semblables.
Le paradoxe c’est qu’on disait à une époque « Il faut qu’il y ait des visions alternatives qui se développent sur l’Europe, avec de claires alternatives gauche/droite, etc. », mais finalement les partis principaux ont ingéré beaucoup d’éléments comme « une Europe qui protège » et l’ont incorporé.
On voit apparaître des collectifs citoyens et des mouvements militants qui traitent de sujets relevant de la politique européenne : la PAC, la question du glyphosate, les travailleurs détachés, etc. Est-ce le signe d’une plus grande implication des citoyens sur les questions politiques traitées à l’échelle européenne ?
Olivier Rozenberg : Depuis le traité de Lisbonne, il y a un outil de pétition transnationale qui crée des mobilisations thématiques, par exemple, sur l’interdiction du glyphosate, mais aussi quelques années auparavant, contre l’avortement. Ça touche tous les spectres du système politique et ça montre bien qu’il y a des potentialités de mobilisation transnationale des citoyens. Bien sûr, c’est peu et ce n’est pas l’essentiel des mobilisations. Pour l’instant, cette pétition transnationale donne un droit de mise sur l’agenda, ce n’est pas grand-chose, mais il serait possible de les stimuler si les outils institutionnels étaient un peu plus puissants.
Il y a des propositions qui ont été faites, notamment par notre collègue suisse Yannis Papadopoulos, de référendums transnationaux sur des questions qui relèvent des compétences de l’UE. Cela permettrait, un peu comme en Suisse, de créer une forme d’espace public temporaire transnational sur la question en discussion, le temps de la campagne !
Ce qui manque, ce que l’UE devrait naturellement créer par son existence, par le fait même de son existence et de sa prégnance dans la régulation des marchés, en particulier des marchés du travail, c’est un mouvement social, un mouvement de travailleurs transnational.
Loïc Azoulai : Il me semble que des mouvements transnationaux d’opinion publique se dessinent en effet depuis un certain temps en Europe, fondés sur différentes motivations. La première est la peur. On l’a vu au moment des attentats terroristes dans différents pays européens ; quelque chose se dessinait : comme une opinion publique européenne, avec des réactions assez semblables et qui se rejoignaient autour de la peur du terrorisme. Un autre cas, très actuel, c’est la peur du changement climatique, qui crée, avec beaucoup de succès, quelque chose de tout à fait intéressant et important, chez les jeunes notamment. Sur des justifications négatives – ce que l’on craint – se construisent des mouvements positifs pour un changement.
Ensuite, il y a des groupes sociaux actifs transnationalement dans le domaine sociétal (l’avortement, la question de la religion, les mœurs en général) : on voit se développer ces initiatives, de plus en plus institutionnalisées, de communautés de valeur ou de foi qui se saisissent des instruments qui existent dans l’Union européenne pour agir : le lobbying, le droit d’initiative citoyenne…
Notons qu’il y a aussi des initiatives qui naissent en réaction aux politiques d’austérité. Ce qui manque, ce que l’UE devrait naturellement créer par son existence, par le fait même de son existence et de sa prégnance dans la régulation des marchés, en particulier des marchés du travail, c’est un mouvement social, un mouvement de travailleurs transnational. C’est nécessaire et pourtant on ne le voit pas vraiment surgir. Par ses politiques économiques, par la libre circulation qu’elle a instaurée, par beaucoup de ses politiques et de ses actions, l’UE a un impact considérable sur la situation des travailleurs, et cependant, dans ce domaine, on ne voit pas surgir de mouvement social transnational de défense des droits des travailleurs. Pourquoi est-ce le cas ? Je pense qu’il faudrait réfléchir à cela.
Olivier Rozenberg : Sauf à un niveau élitiste : il y a des syndicats qui font du lobbying.
Loïc Azoulai : En effet. Ils font du lobbying. C’est un relais institutionnel, instauré depuis longtemps, comme d’autres groupes d’intérêt. Leur action n’est pas négligeable. Mais elle est peu visible. Et il n’existe pas en tant que tel un mouvement pour remettre en cause, par exemple, la concurrence réglementaire en Europe, le dumping social, alors que les actions de l’UE peuvent avoir des effets de ce genre. Que cela ne naisse pas en Europe, cela me frappe. Si tel est le cas, c’est qu’il y a différents blocages qui font que cela ne vient pas, là où j’attendrais que
cela surgisse.
Bruno Cautrès © Caroline Maufroid / Sciences Po
Bruno Cautrès : Pour rebondir sur le point très important qui vient d’être signalé, faire vivre dans le débat public tout ce qui concerne la protection des travailleurs, le droit social, ces éléments essentiels dans la vie de tous les jours, c’est sans aucun doute l’une des plus grandes difficultés de l’UE. Ces éléments sont rattachés au droit national et inscrits dans des compromis qui ont été pensés entre les acteurs politiques et les systèmes politiques et partisans. Dans chacun des états membres, cela ne se décline pas dans les mêmes termes, il y a des processus de production de droit social différents. L’UE a toujours eu du mal à afficher sa volonté d’exister dans le domaine social, et notamment dans le domaine du droit social même si ça ne fait pas vraiment partie de ses domaines de compétences primitifs. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien, évidemment, il y a des éléments essentiels de la vie des Européens qui ont fait l’objet de débat et de législation européenne au niveau de l’UE (le temps de travail maximum, la question du travail de nuit, etc.), mais c’est leur déclinaison nationale qui prédomine très largement.
C’est pourtant sur ces questions-là que les éléments de visibilité pour les citoyens doivent être les plus importants. Au fond, qu’est-ce qui me montre que mon gouvernement national s’occupe de moi ? C’est la régulation du travail : comment j’ai un emploi, comment je suis protégé si je le perds, etc. Or, sur ces questions, l’Union a beaucoup de mal à passer à la vitesse supérieure.
Dans une tribune publiée en mars, Emmanuel Macron appelle à la mise en place d’un salaire minimum européen « virgule » adapté à chaque pays. En fait, après la virgule, on va complètement euphémiser ou gommer ce point… Pourtant, c’est ce type d’actions au niveau européen qui permettrait de faire évoluer la perception par les citoyens que l’Europe agit politiquement pour eux, et c’est essentiel !
Loïc Azoulai : Longtemps, l’Union européenne s’est méfiée des conflits sociaux. Elle fonctionne par compromis politique, elle a été construite pour fabriquer des compromis, se tenant éloignée, méfiante, des conflits sociaux. Dans le même temps, au niveau des États, il y a eu un grand paternalisme à l’égard de la société civile avec des relais institutionnalisés par les syndicats. La crise et la défiance vis-à-vis du monde politique que l’on rencontre en ce moment sont très inquiétantes, mais elles font surgir des formes intéressantes, hybrides, de mouvements transnationaux. Prenons l’exemple du domaine de l’aide aux migrants : il se passe quelque chose même si cela se passe en marge, parfois à côté ou en opposition aux institutions européennes. Et l’on observe la même chose au Royaume-Uni avec le Brexit qui fait surgir timidement des mouvements, des formes intéressantes d’expression sociale au niveau de la société civile qui se réorganise et dont l’interlocuteur est l’Europe.
Il y a une forme de politisation maximale des questions européennes qui illustre malgré elle les vertus de l’Europe.
La plus grande politisation des questions européennes n’est-elle pas une menace pour l’intégration européenne ?
Olivier Rozenberg : Je vois la question de manière un peu paradoxale, voire cynique : « C’est bien, on parle de l’Europe, mais au fond, ça n’était pas mieux quand on n’en parlait pas ? » L’Europe était un projet élitiste. Or, je pense qu’on ne peut pas être démocrate et soutenir le fait que les projets se fassent sans les citoyens donc non je ne pense pas que ça soit une menace.
Par rapport à ce débat, il me semble intéressant de regarder comment évolue le Brexit, ces derniers mois. Je trouve que c’est quand même une promotion, une pédagogie de ce qu’est l’intégration européenne, de ce qu’est concrètement l’interdépendance entre les États membres... ça se fait dans la douleur, avec l’amputation d’un membre, on ne peut pas s’en réjouir, mais on a là une forme de politisation maximale qui, je pense, fait son effet dans les pays qui vont rester membres de l’intégration européenne. Et pas seulement en ce qui concerne la compréhension des vertus de l’Europe — ça c’est de l’ordre du débat, et c’est un peu naïf — mais surtout pour comprendre l’interdépendance dans laquelle on est : il y a des camions qui passent à Douvres chaque jour, c’est une résultante de l’UE et ça crée plutôt de la croissance que du chômage. Il est compliqué de passer de cette situation de communauté économique à un isolement. On le voit d’ailleurs dans les débats nationaux : les partis qui étaient il y a quelques années les plus radicaux pour sortir de l’intégration européenne mettent un peu leurs drapeaux nationaux dans leur poche. Il est plus difficile, dans le contexte du Brexit, de proclamer que la solution la plus simple, la plus évidente serait de sortir de l’intégration européenne. Il y a une forme de politisation maximale des questions européennes qui illustre malgré elle les vertus de l’Europe.
Olivier Rozenberg © Caroline Maufroid/Sciences Po
Loïc Azoulai : Longtemps, on a craint que la politisation transforme la question européenne en une question d’appartenance. Politiser l’Europe aurait conduit à répondre à la question ontologique : « Voulez-vous être dans l’Union ou hors de l’Union ? ». Telle était la grande crainte. Le Brexit est un remède, peut-être provisoire, à cette crainte : on ne voit plus aujourd’hui, en Europe, d’opinion publique, de peuple européen souhaitant sortir de l’UE à cause précisément des effets économiques et sociaux négatifs que l’on pressent de ce que va être la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
Pour autant, il reste une difficulté : la question de la sortie semble close, mais le désir d’appartenir à l’UE n’existe pas. Beaucoup d’Européens ne se posent plus la question de la sortie, mais n’adhèrent pas pour autant au projet et à l’ensemble européens. Ce qui crée une situation critique : c’est l’appartenance sans désir d’appartenance. C’est d’ailleurs parfois l’appartenance avec un désir de lutter de l’intérieur contre ce qu’est l’UE : c’est le cas du gouvernement hongrois. Il n’y a pas pire que cela dans une famille : rester ensemble sans pouvoir en sortir, sans désirer rester ensemble. Comment transformer cette politisation sinon en un désir d’appartenance au moins en un sentiment que l’Union européenne est une condition de notre existence commune ? Comment fait-on ? La politisation ne peut pas être le fin mot de tout, elle ne suffira pas. Il faut aller plus loin, il faut donner à ce projet une dimension sociale et existentielle pour les Européens. La politisation est un premier pas, pour sortir de l’idée que l’UE est simplement une infrastructure technique dans laquelle les citoyens n’ont pas leur mot à dire. Mais cela ne suffit pas ; il faut qu’elle débouche sur une forme de sentiment que l’Union est une condition de notre existence commune.
Bruno Cautrès : Je me rappelle les réactions au lendemain du référendum de 2005, en France : certains esprits très pro-européens et très bien informés, disaient « Finalement, ça n’était pas une bonne idée, il aurait fallu ratifier par le parlement, pas par la voie référendaire ». L’idée affleurait, chez eux, que le peuple citoyen en capacité de voter n’avait pas, sur des questions éminemment techniques, tous les éléments d’information lui permettant de répondre. C’est évidemment une idée difficile à admettre puisqu’elle s’appliquerait, dans ce cas-là, aussi bien au niveau national : en savons-nous davantage les uns et les autres de la réalité des comptes publics, des déficits publics avant de voter aux présidentielles ? La question de la politisation, en particulier par le prisme de la mobilisation citoyenne, est une donnée fondamentale d’un système démocratique.
Le rêve européen est sans doute un rêve difficile, on ne parle pas la même langue, on n’est pas issu des mêmes histoires. La difficulté pour les uns et les autres de penser l’Europe c’est qu’il est presque impossible de se décentrer, de se dire « je vais essayer de réfléchir à l’Europe, en n’étant plus français », par exemple. La difficulté, c’est d’apprendre progressivement à se tolérer différents dans notre rapport à l’Europe tout en ayant cette perspective de long terme. C’est ça que nos élites doivent faire : maintenir l’idée d’un projet de vie commun, mais presque impossible. Voilà le paradoxe dans lequel on se trouve et c’est plutôt une bonne chose que, globalement, nos systèmes démocratiques aillent dans le sens de plus d’information des citoyens, de plus de participation des citoyens, mais c’est un exercice difficile et de longue durée.