Villes et Territoires Sobres …. Vraiment ?
La notion de sobriété n’a jamais été autant mise en avant que depuis les campagnes lancées lors de l’hiver 2023 encourageant les économies d’énergie. Toutefois, une grande confusion s’est installée quant à l’utilisation de ce terme polysémique. Utilisé à la fois à l’échelle individuelle et collective, la sobriété concerne de nombreux domaines comme la mobilité, l’alimentation, le numérique ou encore l’aménagement urbain, entre autres.
Par David CANAL
Coordonnateur de l'innovation urbaine à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME)
Vers une notion de « démarche de sobriété »
Le GIEC, dans son 6ème rapport publié entre 2021 et 2023, introduit une définition : la sobriété est un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permet d’éviter la demande d’énergie, de matériaux, de terres et d’eau, tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains dans les limites de la planète. Le GIEC est donc formel sur la complémentarité des responsabilités : loin d’être strictement individuelles, celles-ci doivent impérativement être accompagnées par des politiques initiées par l’État qui doit faciliter le changement des modes de vie, et même le rendre souhaitable, au sein de l’ensemble de la population. Dans ce cadre, l’ADEME, sur la base de ses nombreux travaux et visions prospectives a proposé une définition d’une « démarche de sobriété » pour une nécessaire mise à niveau du langage et pour que ce terme soit compréhensible et assimilable par le plus grand nombre, du grand public aux collectivités territoriales, en passant par les entreprises :
« Dans un contexte où les limites planétaires sont dépassées, la sobriété est une démarche indispensable consistant à questionner les besoins individuels et collectifs pour y répondre en respectant le vivant et les ressources finies. Il s’agit de réduire les consommations d’énergie, de matière et les émissions de gaz à effet de serre, tout en gardant un objectif d’équité et d’intérêt général. Pour cela il est nécessaire d’opérer des changements de politiques publiques, d’organisation, des modes de production et de consommation et plus globalement de mode de vie. La sobriété est complémentaire à une démarche d’efficacité qui ne peut répondre à elle seule aux enjeux cités. »
Cette définition est donc basée sur 3 piliers :
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Le questionnement du besoin ;
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Le changement de comportement individuel et collectif ;
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Le respect du vivant et la diminution de la pression sur les ressources.
L’absence d’un seul de ces piliers dans une démarche globale conduit à s’éloigner de la notion de « démarche de sobriété globale ». Cette définition permet de mieux comprendre ce qui la distingue de la notion d’efficacité qui, elle, ne questionne pas forcément le besoin, le service, l’organisation ou le mode de vie. On peut ainsi proposer une grille d’analyse permettant de hiérarchiser les pratiques de sobriété et d’efficacité, des démarches fortement complémentaires.
Source : Travaux du groupe interne « Sobriétés et Transition Écologique », ADEME 2024- Baptiste HARBONNIER/SCR
Sobriété de l’aménagement urbain, donc ?
Si on applique cette approche au domaine de l’aménagement urbain, on peut tenter de hiérarchiser les priorités d’action orientées vers des villes ou des territoires sobres, avec des exemples illustratifs non exhaustifs :
Source : ADEME, Démarche Economie circulaire et Urbanisme 20231
On notera que l’effet de levier en termes de diminution des impacts environnementaux et de pression sur les ressources naturelles est souvent plus fort, plus efficient, pour les actions situées dans les 4 premiers champs qui portent davantage sur la gestion de l’existant, du déjà-là. C’est dans ces 4 champs que la question des « usages » des aménagements (bâtis, espaces publics) se pose le plus : on y questionne la manière d’utiliser et s'approprier les espaces. La question des usages permet de s’interroger en amont sur les fonctions (exemple : se déplacer, travailler, se loger, se divertir...) et en aval sur le service à apporter (exemple : vélo en libre-service) selon les usages envisagés (exemple : augmentation de l’utilisation du vélo). L’ADEME propose ainsi dans le cadre de sa démarche « Economie circulaire et urbanisme2 »3 un outil de questionnement des usages des projets d’aménagement urbain4.
Les démarches de sobriété foncière qui font suite à l’élan donné par la loi climat et résilience de 2021 et par la loi dite ZAN de 2023 peuvent également s’inscrire dans cette logique, assez proche de la séquence Eviter Réduire Compenser (ERC) telle que présentée dans l’illustration ci-dessous. On retrouve ainsi les actions de préservation des espaces naturels ou agricoles comme des préalables et les actions de désartificialisation et de renaturation, comme des leviers complémentaires aux leviers d’intensification et de réemploi.
Source ADEME : Grille de lecture Claude NICLOUX, pôle économie circulaire et collectivités DR grand Est /David CANAL- Janvier 2024
L’ADEME accompagne 22 territoires engagés dans leur trajectoire de sobriété foncière pour construire avec eux une boîte à outils ad hoc s’inspirant de ces principes d’action5.
- 1. https://experimentationsurbaines.ademe.fr/economie-circulaire-et-urbani…
- 2. https://experimentationsurbaines.ademe.fr/economie-circulaire-et-urbani…
- 3. Les expérimentations urbaines (https://experimentationsurbaines.ademe.fr/) de l'ADEME regroupent des collectivités prêtes à expérimenter et à co-construire des ressources, notamment sur la base de cas d'études, retours d’expérience, etc., permettant ainsi l’échange entre pairs. L'expérimentation "Économie Circulaire et Urbanisme" a donné lieu à des outils en constante évolution (disponible via ce lien).
- 4. https://view.genially.com/64259942bf85ad001849cc9f/guide-la-question-de…
- 5. Territoires d’expérimentation : https://experimentationsurbaines.ademe.fr/territoires-zero-artificialis…. Pour aller plus loin, explorez la notion d’urbanisme de discernement (une juste mesure des usages technologiques) : https://librairie.ademe.fr/urbanisme/5219-la-ville-low-tech.html https://librairie.ademe.fr/urbanisme-territoires-et-sols/6379-urbalotek…
Vers un urbanisme commercial sobre ?
Appliquant la même logique à la conception d’un lieu de commerce, questionner le besoin revient tout autant à questionner l’immobilier commercial et son impact foncier, que l’impact des activités marchandes, la logistique associée, les pratiques de consommation. L’inscription dans une démarche de sobriété efficace pour un projet d’urbanisme commercial nécessite par exemple de prendre en compte l’origine et la conception des produits. La question est donc posée en ces termes : comment les outils de l’urbanisme peuvent-ils concilier les enjeux liés aux lieux de commerce avec ceux liés à la marchandise dans un objectif de sobriété ?
En illustration, mentionnons l’une des questions rarement mises sur la table par une collectivité : quelle est l’impact du projet d’urbanisme commercial sur ma trajectoire de décarbonation territoriale, et est-ce compatible ? Cela fait l’objet d’une nouvelle expérimentation qui sera menée en 2025 par l’ADEME: « Changer de regard sur l’urbanisme commercial », avec la collaboration des services Consommation Responsable et Aménagement des Villes et Territoires, ainsi que le cabinet d’urbanisme “Territoire Circulaire” 6. Dans cette expérimentation on interroge notamment la mobilisation des données de l’urbanisme. Cela suppose aussi de questionner en amont les besoins et l’équilibre de l’offre commerciale sur un territoire ; c’est en principe l’objectif de l’Article L752-6 du Code du commerce qui implique de prendre en considération dans tout projet les aspects suivants :
La « consommation économe de l'espace », « L'effet sur l'animation de la vie urbaine », l’effet sur les flux de transport, la préservation ou à la « revitalisation du tissu commercial » existant, La « qualité environnementale » du projet, la « valorisation de filières de production locales ou encore « le taux de vacance commerciale »; ….
Une théorie bien ficelée donc … mais une étude d’impact difficile à mettre en oeuvre lors des appels d’offre aménageurs : En effet, les programmations commerciales sont bien souvent imprécises, il n’y a pas ou peu d’affectation des cellules commerciales à des enseignes ou commerces connus au moment de la décision ! Une démarche globale de sobriété nécessite donc de travailler en amont à l’échelle de la programmation urbaine afin que les projets d’aménagement opérationnels restent cohérents avec les trajectoires fixées par la collectivité. A travers son étude TERSOB, l’ADEME a défini des éléments de méthode et de réflexion à l'usage des collectivités territoriales pour mettre en œuvre des politiques territoriales de sobriété7.
Quid de la « décarbonation » des villes et territoires ?
Le sujet de la décarbonation de l’aménagement, étroitement lié à celui la protection des sols, n’échappe pas à cette logique de « hiérarchisation » des moyens de préservation et mobilisation de l’existant les plus efficaces jusqu’à la fabrication d’un espace moins carboné. C’est dans cet esprit que la feuille de route du Ministère en charge de la transition écologique8 a proposé cinq leviers de décarbonation de la filière aménagement :
1 – Territorialiser la trajectoire de décarbonation à l’échelle des bassins de vie, et améliorer la quantification et la connaissance
2 – Optimiser les secteurs déjà urbanisés et favoriser le renouvellement urbain
3 – La mobilisation foncière publique
4 – La préservation de la nature et de la biodiversité et le développement des puits carbone
5 – Les mobilités. Être mieux mobile selon les territoires
6 – Fabriquer un espace public plus décarboné
On retrouve dans ces leviers la complémentarité des démarches de sobriété et d'efficacité. Les aménageurs, bureaux d’études (externes ou internes aux collectivités), agences d’urbanisme, etc. sont les acteurs clefs de la filière car ils déterminent les grandes lignes du bilan carbone d’un aménagement. Ils ont la capacité, en travaillant avec les élus locaux, de faire infléchir un projet, notamment vers le recyclage urbain.
Une question se pose alors : comment évaluer le fait de « ne pas construire, ne pas aménager, trouver des alternatives, substituer, intensifier … » qui sont le cœur des leviers de décarbonation de la filière ? Le bilan carbone de l’aménagement commence donc avant même d’avoir un plan masse9 d’aménagement urbain ! En décrivant les capacités d’action et d’influence des différents acteurs de la filière aménagement en matière de décarbonation10, en cherchant à comprendre quand et comment outiller les entreprises de la filière, l’étude de l’ADEME soutient ces acteurs dans leur engagement à mener une démarche profonde de décarbonation de leur organisation et de leurs projets…. .
- 8. https://experimentationsurbaines.ademe.fr/blog/ressource/publications-p…
- 9. Une représentation graphique permettant de visualiser un projet d’aménagement dans son ensemble.
- 10. https://experimentationsurbaines.ademe.fr/blog/ressource/publications-p…
Biographie de l'auteur
David CANAL est Coordonnateur de l'innovation urbaine à l'ADEME, au sein de la Direction Adaptation, Aménagement et Trajectoires bas carbone. Ingénieur en Génie Climatique et Énergétique, il a d'abord occupé des fonctions de responsable de bureaux d’études Fluides au sein du groupe Ingerop, avant de devenir expert national pour la filière réseaux de chaleur et de froid à l'ADEME. Passionné par la fabrique de la ville et des territoires, il défend une vision d'aménagement sobre et résilient, alliant enjeux sociaux, environnementaux et économiques11.







