Notice détaillée : <http://catalogue.sciencespo.fr/ark:/46513/sc0000843325>
Notice détaillée : <http://catalogue.sciencespo.fr/ark:/46513/sc0000843325>
L’année 1968 en Italie est un mouvement de protestation et d’action collective d’étudiants, de femmes et d’ouvriers, qui a largement dépassé les universités et les usines pour s’étendre à la société toute entière.
Par Giulia Strippoli
L’Italie d’avant 1968 est le pays du boom économique et des réformes manquées, des désillusions face aux promesses des gouvernements de centre-gauche qui ne sont pas parvenus à répondre aux demandes d’une société qui a changé rapidement.
Le miracle économique (1958-1963) a changé la physionomie rurale du pays et transformé l’Italie en une puissance industrielle, provoquant de nouveaux phénomènes migratoires des campagnes vers les villes industrialisées et vers les lieux du développement économique, principalement concentrés dans le triangle industriel du Nord du Pays.
Cette transformation économique entraîne un changement radical de la composition des classes sociales, mais également dans la vie quotidienne, des habitudes, des coutumes, des valeurs et des aspirations de la population.
Au début des années 60, le premier gouvernement de centre gauche (1962-1963), issu d’un projet politique initié à la fin des années 50, inaugure une nouvelle expérience politique qui en finit avec le “centrisme”. Dans le même temps, une nouvelle génération politique se forme, fortement conditionnée par les événements qui secouent les scènes nationale et internationale.
Les manifestations antifascistes et la répression de juillet 19601, ainsi que les émeutes entre les jeunes ouvriers de l’usine Fiat et la police à Turin en juillet 1962, présentent déjà les caractéristiques propres aux mouvements sociaux de la décennie : action collective, rôle politique de la jeunesse, revendications antifascistes, protestations contre les contradictions de l’Italie du boom économique, et conflictualité ouvrière après une période de paix sociale imposée dans les années du “centrisme”.
Simultanément au développement économique transformant l’Italie et la vie de ses habitants, une Nouvelle Gauche émerge entre la fin des années cinquante et le début des années soixante. Reprenant les théories marxistes, les figures de cette Nouvelle Gauche analysent et débattent des changements socio-économiques. Certaines revues participent à ce mouvement. Lieux de confrontations d’analyses marxistes sur la société, elles offrent une réflexion sur les conditions et les contradictions du développement économique et ses conséquences. Ainsi, les revues Quaderni Rossi et Quaderni Piacentini se concentrent sur les transformations de la classe ouvrière. Ces revues se positionnent en dehors des traditionnels partis de gauche (le Parti communiste et le Parti socialiste) qui se considèrent alors comme les légitimes représentants de la classe ouvrière. Elles s’inscrivent de manière prépondérante dans le mouvement de pensée marxiste sur la classe et les conflits ouvriers. Elles jouent également un rôle important dans la réflexion sur les nouvelles formes d’intervention avec les ouvriers dans les usines, qui ont donné naissance à l’operaismo italien.
En 1964, un nouveau parti est créé : le Parti socialiste italien d’unité prolétaire (PSIUP). Contrairement aux partis traditionnels, il participe aux mouvements sociaux.
Au milieu de tous ces changements, le catholicisme italien n’est pas en reste. Il connaît un mouvement de réformes au début des années soixante. La mort en 1958 de Pie XII, le pape en fonction durant la Seconde Guerre Mondiale, et l’élection de Jean XXIII sont des moments importants pour la politique et la société italiennes.
Pendant son bref pontificat (1958-1963), le nouveau pape amorce des changements : bienveillance vis-à-vis d’une certaine ouverture à gauche, réduction de l’intervention directe de l’Eglise dans la sphère politique, et revendication d’une plus grande justice sociale qui viendrait s’opposer à la violence des marchés économiques. Presque un siècle après le dernier concile, l’ouverture du Concile œcuménique de Vatican II en octobre 1962 agit comme un signal décisif.
La célèbre encyclique de 1963, Pacem in Terris, marque une rupture avec le pontificat antérieur, en apportant un message de conciliation dans un climat de guerre froide entre Occident et Orient. Le pape y aspire également à de meilleurs conditions pour les travailleurs et les femmes et prône l’attention aux luttes anticoloniales. Ce climat de détente et d’ouverture favorise la discussion au sein de l’Église, la formation de « communautés de base » chez les catholiques et une attention particulière aux injustices sociales et aux processus de marginalisation dans l’ensemble de la société.
Ce système sociétal basé sur la division en classes sociales et sur l’exclusion des pauvres se reflète dramatiquement à l’école : en 1967, le prêtre catholique Don Milan et les élèves de l’école de Barbiana près de Florence publient la fameuse Lettre à une maîtresse d’école, qui dénonce les injustices sociales présentes au sein de l’école et dans la société en général.
Le contexte précédant l’année 1968 est celui d’un pays en mouvement, celui d’une jeunesse qui se construit sa propre vision du monde, se politise et découvre de nouveaux espaces de socialisation et de regroupement. Les manifestations anti-fascistes qui suivent la mort de Paolo Rossi2, à Rome, en avril 1966, l’élan de solidarité qui se déploie suite aux inondations de Florence ou la poursuite en justice de lycéens ayant publié une enquête sur la sexualité dans le journal La Zanzara du lycée Parini à Milan sont autant d’exemple de cette jeunesse en pleine évolution.
Simultanément, une nouvelle pensée de gauche se développe, adoptant des références politiques et culturelles telles que le maoïsme (qui conduit à la création de groupes marxistes-léninistes), les luttes en Amérique du Sud, l’opposition à la guerre du Vietnam, l’exemple de Cuba, ou la naissance du mythe du Che.
Le miracle économique, qui a changé le visage de l’Italie, a également contribué à la naissance de nouvelles valeurs familiales, d’individualisme ou de “technologisation” de la vie dans lesquelles une partie de la jeunesse ne se reconnaît pas. Le mouvement étudiant en train d’émerger reflète ainsi l'indignation et la colère de ces jeunes face à ces nouveaux piliers de la vie quotidienne et sociale des Italiens.
A ce rejet des valeurs s’agrège la lutte contre le système universitaire, jugé inadéquat face à l’augmentation des effectifs étudiants et des besoins qui en découlent. Depuis 1962, l’instruction est devenue obligatoire jusqu’à 14 ans, entraînant l’augmentation du nombre des jeunes poursuivant leurs études. Ainsi, en 1967-1968, les universités italiennes comptent 500 000 étudiants, soit un doublement des effectifs par rapport à 1960-1961. Parmi ces étudiants, le nombre de filles a également doublé, même si elles ne représentent qu’un tiers des nouveaux étudiants de l’université.
Cette augmentation des effectifs se heurte à une impréparation des universités tant sur le plan matériel qu’en ce qui concerne les conditions d’enseignement : les professeurs sont trop peu nombreux et, continuant à exercer des activités professionnelles hors des facultés, assurent trop peu d’heures de cours. Par ailleurs, les universités ont une organisation très hiérarchique et autoritaire jusque dans l’organisation des examens : pour la plupart oraux, ces derniers laissent une grande place à l’évaluation arbitraire.
Pendant cette même période (1967-1968), les conflits ouvriers se font plus nombreux et se manifestent avec des formes et des contenus nouveaux. Les syndicats peinent à contenir ce nouveau type de conflits qui sont le fait d’ouvriers plus jeunes, et font face à une multiplication d’initiatives autonomes qui échappent à leur contrôle.
Par ailleurs, les entreprises du nord de l’Italie, qui avaient pendant le “miracle économique” privilégié l’embauche d’ouvriers provenant des campagnes du Nord, engagent, pendant les années 1966-1967, un grand nombre d’ouvriers venant du Sud de l’Italie. Ce changement bouscule les équilibres socio-culturels du monde ouvrier.
Tous ces éléments donnent des clés pour comprendre l’explosion du mouvement universitaire entre l’automne 1967 et le printemps 1968.
Pendant le premier semestre de 1967, des révoltes et des manifestations ont lieu contre le projet de loi du ministre de l’instruction publique, Luigi Gui, qui veut instaurer de nouveaux critères plus rigoureux d’accès aux universités et mettre en place une structure plus hiérarchique et rigide. Mais très rapidement les manifestations dépassent le simple cadre de la la protestation contre un projet de loi et investissent des motifs de contestation plus généraux contre les structures et les méthodes de l’enseignement, la condition de l’étudiant et des valeurs sociales que les étudiants ne reconnaissent pas comme les leurs.
Les manifestations étudiantes de la première moitié de l’année 67 ont également pour thème la représentativité étudiante. Il est notamment reproché à l’Union nationale universitaire représentative italienne (UNURI), l’organisme représentatif des étudiants, une trop grande distance entre sa base militante et ses instances dirigeantes, ainsi que l’influence des partis politiques en son sein. L’occupation de l'université de Pise en février 1967 et l’élaboration des Thèses de la Sapienza3 viennent ponctuer cette crise.
La série d’occupations d’universités qui a lieu pendant la seconde moitié de 1967 commence avec celle de l’université de Trento. Elle est suivie en novembre 1967 par celles de Milan et de Turin. Les occupations et manifestations secouent le monde universitaire durant tout l’automne 1967 et l’hiver 1968 : Gênes, Padoue, Pavie, Cagliari, Salerne, Naples, etc. Le mouvement n’est pas limité au Nord du pays et s’étend des universités aux écoles supérieures. On compte ainsi 102 occupations d’universités durant l’année universitaire 1967-1968. Sur les 33 universités que comptent le pays, 31 sont occupées au moins une fois. Les raisons de ces luttes dépassent rapidement les revendications initiales (opposition au projet de loi Gui, augmentation possible des taxes, carences de l’enseignement, conditions des étudiants travailleurs, etc.) : les étudiants questionnent les fondements de la société capitaliste et des systèmes autoritaires et les femmes posent les bases d’une transformation radicale.
De nouvelles méthodes de lutte et de participation politique sont introduites : interruption des cours, assemblées générales, prise de parole spontanée au détriment des porte-paroles, etc. Les étudiants se questionnent sur la convergence de leurs revendications avec les ouvriers et participent aux grèves dans les usines. Cette nouvelle génération présente par ailleurs des caractéristiques physiques (barbes, cheveux longs, vêtements) et des centres d'intérêt propres (goûts musicaux et littéraires) qu'elle partage avec les jeunes Français ou Allemands.
Les professeurs des universités italiennes ne prennent pas part à ce mouvement. On observe très peu de cas de ralliements, qui, quand ils existent, résultent de choix individuels et non de décisions prises dans le cadre d’un groupe de professeurs solidaires avec les étudiants.
Entre 1966 et 1969, la participation des femmes au mouvement pose les bases du féminisme du début des années 70 et marque le début de transformations décisives concernant le changement de la place de la femme au sein de la famille et de nouvelles formes d’action, de discussion et de sociabilité ; la condition féminine devient un sujet de débat. Il devient alors possible de discuter de cette condition, de la prise de conscience des femmes et de l’expérimentation du « féminin ».
L’occupation de l’université de Rome en février 68 marque un tournant dans le mouvement. La police intervient en mars dans l’université provoquant de violentes confrontations avec les étudiants. On dénombre de nombreux blessés dans les deux camps au cours de ce que l’on appelle la bataille de Valle Giulia (La battaglia di Valle Giulia)4.
En mars toujours, les syndicats appellent à une grève générale pour l’augmentation des retraites ; les manifestations qui suivent sont une véritable démonstration de force de la mobilisation ouvrière.
En avril, les grèves de l’usine Marzotto (Vénétie) sont la preuve de la force ouvrière des première batailles de 1968. Dans cette entreprise textile, une réorganisation du travail au cours de la décennie a provoqué l’augmentation des rythmes de travail et une diminution des salaires réels5. Les menaces de licenciement sont suivies par des mouvements de protestation spontanés, dont l’invasion des bureaux administratifs ainsi qu’une marche qui se termine par la destruction de la statue du fondateur de l’usine. Les forces de police effectuent alors des arrestations, elles-mêmes suivies par des mobilisations de solidarité dans un nouveau contexte d’agitation générale.
Au moment où les manifestations universitaires entrent dans une période de calme, la question du contrôle et de la gestion des conflits ouvriers devient absolument centrale. Le mai 68 français et ses barricades influencent l’attitude du Parti communiste italien (PCI) et de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) qui s’opposent fortement à ces mouvements afin d’éviter que les conflits et grèves ne suivent le modèle français et n’échappent à leur contrôle. Malgré cette volonté, des manifestations et épisodes violents subsistent, tel celui de la répression policière du mouvement de grève des ouvriers agricoles en Avola en décembre 1968.
Ce contrôle syndical s’oppose à l’utilisation de la violence lors des conflits pendant le printemps 1969, lorsqu’à l’usine Fiat de Turin commence une série de grèves qui durant tout l’été démontre la force d’une nouvelle classe ouvrière. Les nouvelles méthodes d’organisation et de lutte, l’engagement des étudiants aux côtés des ouvriers, l’assemblée « ouvriers-étudiants » et les contenus des revendications mettent à l’épreuve la capacité de la CGIL et du PCI à contrôler le mouvement.
Dans le même temps, la Nouvelle Gauche s’organise en différents groupes politiques, tels que Servire il Popolo, Avanguardia Operaia, Potere operaio, Lotta continua, il Manifesto. Ces organisations nouvelles défient l’hégémonie des organisme traditionnels sur des concepts clé de la gauche comme la « représentation de la classe ouvrière », les « processus révolutionnaires », la « conscience anticapitaliste » et mettent en difficulté la CGIL et le PCI.
Les manifestations qui se tiennent au printemps et à l’été 1969 précèdent ce que l’on appelle l’"automne chaud”, au cours duquel près d’1 million et demi d’ouvriers se mettent en grève. Les syndicats traditionnels sont alors davantage préparés à gérer ces luttes et récupèrent le terrain perdu au printemps. Les accords de décembre 1969 qui aboutissent à une augmentation des salaires et à une plus grande égalité dans les usines sont une victoire pour ces syndicats. Ils marquent finalement une reprise par ces derniers du contrôle des mouvements de protestation et conduisent à l’isolement de la Nouvelle Gauche.
Le 12 décembre 1969, un attentat à la bombe à lieu sur la Piazza Fontana à Milan faisant 16 morts et 88 blessés. D’abord attribué à l’extrême gauche, il est aujourd’hui clairement attribué à l’extrême droite. Il apparaît comme une réaction à des années d’agitation sociale. Il vise alors à empêcher toute possibilité d’ouverture du cadre politique et institutionnel à la gauche. Cet événement ne marque pas la fin des luttes mais leur évolution vers une plus grande radicalisation dans les années suivantes, changeant une nouvelle fois la physionomie de l’Italie et de ses habitants.
Débutant dès 1967, le 68 italien déborde largement l’année 1968. Il se prolonge par l’“automne chaud” en 1969 et dure jusqu’au virage politique à droite en 1972 et 1973 qui marque la fin des gouvernements de centre-gauche, et à la crise économique de 1973. D’importants changements législatifs concernant notamment le statut des travailleurs et l’institutionnalisation du divorce en 1970 interviennent d’ailleurs durant cette période. Du fait de l’évolution des modes de participation politique, de la contestation des valeurs sociales, de l’emploi de nouvelles méthodes d’organisation et de lutte, du contenu des revendications et des transformations amorcées par le féminisme, ce long 68 aura modifié durablement et en profondeur la société italienne.
Giulia Strippoli est docteure en histoire (Université des Études de Turin, 2012) et post doctorante en histoire contemporaine pendant quatre ans (Institut d’Histoire Contemporaine de l’UNL de Lisbonne, 2013-2017). Ses recherches portent principalement sur les partis communistes italien, français et portugais, les années 68, les mouvements de gauche, les biographies politiques. Ses projets en cours concernent les mémoires communistes et les féminismes.
Références bibliographiques