Notice détaillée : <http://0-www.worldcat.org.novacat.nova.edu/oclc/51877123>
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Qu’est-ce que le 68 japonais ? Et en premier lieu s’agit-il d’une appellation valable ? Pour qui traite de mai 68 en France, il ne s’agit pas que d’un mouvement étudiant, il s’agit aussi d’un mouvement ouvrier. Comment parler de 68 en France sans y intégrer les accords de Grenelle ? Au Japon, en 1968, ce sont les mouvements étudiants qui sont les plus visibles et les plus marquants. Cependant, ils s’inscrivent dans autre chose, dans des troubles socio-politiques de longue durée profondément ancrés dans la reconstruction d’après-guerre.
Par Grégoire Sastre
Pour l’historien Oguma Eiji, qui est l’auteur d’une somme en deux volumes sur les mouvements étudiants de 1968 publiée en 2009, le mouvement étudiant défie les tentatives de définition. L’économie de la période dite de haute croissance est à son pic, il est presque possible de déclarer que la pauvreté a été résorbée et le taux d’embauche à la sortie des universités atteint presque 100%. Pourquoi donc ces manifestations à la violence spectaculaire ? Si l’on en croit Oguma, les tentatives d’analyse sont d’autant plus complexes que les acteurs de ce mouvement eux-mêmes semblent ne pas pouvoir produire un discours commun, chacun proposant une justification personnelle à son engagement d’alors1. Face à cette difficulté, l’une des réponses possibles est de penser le mouvement étudiant de 68 comme une incongruité. Les luttes qui encadrent les mouvements étudiants, contre la construction d’un État policier et l’affaiblissement des acquis démocratiques, l’opposition au traité de sécurité nippo-américain de 1960 ou bien encore les grèves des mineurs de Miike de 1953 et 1960, et la lutte des paysans contre les expropriations liées au projet d’aéroport de Narita ont un sens clair : il s’agit de s’opposer à l’État ou au patronat, de préserver des emplois, un niveau de vie, une position politique ou bien encore une part de démocratie. Le mouvement étudiant, bien que corrélé à ces luttes, touche plus à l’utopie et par conséquent échappe en partie à notre compréhension.
Avec la guerre froide et le recouvrement de la souveraineté, les autorités japonaises vont graduellement mettre en place des outils visant à contrôler l’expression de la population. Ce processus est accompagné par la réhabilitation progressive des purgés de 19452. En 1955, la fondation d’une maison commune des conservateurs sous l’appellation de parti libéral démocrate, le PLD, finit d’installer le « système de 55 » : cette alliance des différentes mouvances conservatrices, du patronat et des autorités américaines assure encore aujourd’hui un pouvoir quasi sans partage aux conservateurs.
En octobre 1958, Nobusuke Kishi3 propose une réforme de la police afin de lui rendre ses pouvoirs d’avant-guerre, ce qui déclenche rapidement un large front d’opposition. Celui-ci est composé de syndicats et de représentants de la société civile et trouve à sa tête les activistes étudiants de la Fédération japonaise des associations d'autogestion étudiantes, plus généralement connue sous le nom de Zengakuren. Fondée en 1948, elle rassemble alors des étudiants de 145 universités. Elle est rapidement noyautée par le parti communiste et intègre l’Union internationale des étudiants en 1949. Son action se centre sur la protection des acquis démocratiques et l'opposition à la guerre. Ses activistes sont casqués, armés de piques en bambou lors des manifestations et opèrent en formation au son du sifflet. L’opposition massive contre la loi sur la police pousse le gouvernement Kishi à retirer cette dernière.
Militants du Zengakuren en juin 1968 dans le quartier de Kanda à Tokyo. ©Moutainlife
C’est par conséquent une société sous tension qui pénètre dans la turbulente décennie des années soixante. Elle fait directement face à l’un des mouvements qui demeurent encore aujourd’hui l’un des marqueurs de ces années, l’opposition à la révision du traité de sécurité nippo-américain4. Les manifestations d’opposition ont lieu hors et dans les murs de la Diète (le parlement japonais). Les membres de l’opposition socialiste organisent des sit-in pour empêcher le président de la chambre de demander un vote. Face à l’ampleur et la violence des manifestations, Kishi caresse l’idée d’en appeler aux forces d’Autodéfense5, mais Akagi Munenori (1904-1993), le directeur de l’Agence des forces d’Autodéfense, s’y oppose.
Ce mouvement de très grande ampleur se termine par une défaite ; le texte est ratifié par la Diète le 19 juin 1960. Seule victoire pour les manifestants, la démission de Nobusuke Kishi de sa position de Premier ministre le 23 juin. Le pays appelé aux urnes au mois de novembre suivant donne cependant au pouvoir en place une majorité plus confortable encore.
Les étudiants prouvent qu’ils sont une force sur laquelle il est nécessaire de compter et dont la capacité d’agitation est très élevée6. Après avoir échoué à faire barrage à la révision du traité de sécurité, les étudiants se replient quelque peu sur eux-mêmes.
L’engagement étudiant reste cependant tributaire de la situation politique interne au Japon ainsi que de la situation internationale. Les luttes précédentes, celles de 1952, 1958 et de 1959-1960 ne touchent pas directement les conditions d’existence des étudiants, il s’agit de réagir à des problèmes de sociétés.
Par ailleurs, les étudiants ne parviennent pas à intégrer les luttes ouvrières et ainsi à faire la jonction avec les ouvriers. Le fait que les grévistes de la mine de Miike refusent l’aide proposée par la Zengakuren en 1960 met en évidence la différence dogmatique qui existe entre les deux groupes. Les ouvriers ont pour objectif de sortir victorieux de leurs grèves, non pas pour lancer une révolution mais pour faire respecter leurs droits et assurer leur survivance au sein de la société japonaise telle qu’elle existe. Les étudiants, par leur situation, sont plus enclins à espérer des luttes dont la réalisation relève de l’utopie et se lancent plus volontiers dans des luttes révolutionnaires visant à une transformation totale de la société. Baby-boomers, ils sont aux premières loges de l’économie de haute croissance, de la massification de l’éducation et des médias de masse.
Ce sont des problématiques plus proches de la vie étudiante qui sont à l’origine des explosions des années 68. Le mois de janvier 1965 voit la rébellion des étudiants de l’Université de Keiō (privée) contre l’augmentation des frais d’inscription. Si elle est courte et se termine par une défaite, elle marque néanmoins une rupture dans l’action des étudiants. Oguma Eiji considère qu’il s’agit en effet de l’événement qui lance le 68 étudiant japonais7. Il est d’autant plus important que les étudiants de Keiō sont généralement considérés comme conservateurs, le cliché voulant qu’il s’agisse de « fils à papa ». L’action des étudiants de Keiō, relativement peu politisés, est profondément traversée par une envie d’éducation démocratique alors même que la décision d’augmenter les frais est prise unilatéralement par les autorités de l’Université, sans aucune concertation avec les associations étudiantes8.
Ce concept de l’éducation démocratique suivant lequel les étudiants sont intégrés à égalité dans les processus de décisions de l’université est aussi lié à un rejet de l’éducation de masse se développant avec l’économie de haute croissance qui permet à une population toujours plus importante d’intégrer l’université. De cette massification découlent une perte d’identité dans les universités, mais aussi des investissements massifs dans les infrastructures, qui, dans le cas de Keiō, sont une des raisons de l’augmentation des frais.
En 1966, les étudiants de l’Université Waseda (privée) se barricadent, là encore pour s’opposer à l’augmentation des frais d’inscription. Les raisons sont similaires à celles qui ont lancé le mouvement de Keiō : manque de consultation, et annonce effectuée juste avant les vacances d’hiver en janvier. Cependant, contrairement à Keiō, Waseda est une université profondément militante. Dans le cadre des luttes étudiantes japonaises, il est important de faire la différence entre les étudiants politisés et les étudiants non politisés. Au sein de l’Université Waseda la présence d’étudiants politisés et d’activistes est forte9.
L’annonce de l’augmentation des frais, le 10 décembre 1965, trouve donc des étudiants déjà fort remontés contre les autorités de l’Université, notamment son président, Ōhama Nobumoto, un conservateur dirigeant d’une main de fer l’Université et qui avait promis de ne pas augmenter les frais cette année-là. Le 20 janvier 1966, la grève est annoncée. C’est aussi durant ces conflits qu’apparaissent les Zengaku kyōtō kaigi : les Comités de liaison interuniversitaire pour la lutte. Ces comités dépassent les différentes factions politiques afin de mener des actions unitaires et organiser la grève et les barricades.
Le conflit de Waseda est l’un des plus longs : 150 jours de grève, de sit-in, et de batailles rangées avec la police antiémeute. Finalement, de nombreuses arrestations parmi les leaders entraînent l’affaiblissement et l’extinction, pour un temps, du conflit, qui reprend quelques années plus tard, en avril 1969.
L’action des étudiants n’est cependant pas complètement centrée sur les campus, ils continuent de prendre part aux actions qui secouent le pays. Ainsi, les 8 octobre et 11 novembre 1967, les étudiants avec les membres de la « Nouvelle Gauche »10 s’attaquent à l’aéroport de Haneda pour empêcher le nouveau premier ministre Satō Eisaku de se rendre au Sud Vietnam. Le 8 octobre, ils tentent de s’approcher de l’aéroport, mais les points d’accès sont lourdement gardés par les forces antiémeutes de la police japonaise. Durant les affrontements, un étudiant de l’Université de Kyōto, Yamazaki Hiroaki, trouve la mort. On dénombre plusieurs centaines de blessés chez les forces de l'ordre et les manifestants. L’incident du 11 novembre a lieu alors que Satō doit se rendre aux États-Unis. Face à l’impossibilité d’atteindre l’aéroport, des combats éclatent à proximité de la gare de Ōtori.i entre militants et policiers antiémeute.
En janvier 1968, de longues journées de violences entre, d’un côté, les étudiants et habitants et, de l’autre, les forces de l’ordre japonaises, marquent la venue au Japon du porte-avion à propulsion nucléaire USS Enterprise à Sasebo, dans le Kyushu. Cet incident est notable, car la violence des forces de l’ordre à l’encontre des manifestants pousse l’opinion publique à soutenir les étudiants.
En octobre 1968 a lieu l’émeute de Shinjuku. Le 21, les étudiants de la Zengakuren ainsi que les membres du mouvement ouvrier des comités contre la guerre pénètrent dans la gare de Shinjuku lors de la journée internationale d’action unifiée contre la Guerre11. Les manifestants s’opposent au ravitaillement par le Japon des avions américains en route pour le Vietnam. Le 22 octobre, les étudiants se battent dans et à l’extérieur de la gare avec les forces de l’ordre. Ce ne sont pas moins de 6 000 étudiants qui mettent à sac la gare de Shinjuku.
Le conflit de l’Université de Tōkyō (publique), Tōdai12 Funsō, débute en janvier 1968 avec l’opposition des étudiants de médecine à de nouvelles règles concernant l’internat. D’abord circonscrit à la faculté de médecine, le conflit s’étend à toute l’Université lorsque, le 17 juin, après plusieurs mois de tensions, le recteur en appelle aux forces de l’ordre afin d’expulser les étudiants qui occupent l’auditorium Yasuda depuis le 15. Cette intrusion est considérée comme une violation de l’autonomie de l’établissement ainsi que de l’extraterritorialité usuelle du campus. En réaction, une Union pour la lutte universitaire est mise en place le 18 juin. Le 20, les neuf facultés de l’Université, à l’exception de celle de droit, lancent une grève d’un jour, puis, le 26, la faculté des lettres entame une grève illimitée.
Prévaloir à Tōkyō était considéré comme prévaloir dans tout le pays. Mais ce sont également les particularités du déroulement de ce conflit qui en font un modèle. Ainsi, contrairement au cas de Keiō, ce sont les étudiants en maîtrise et au-delà qui sont à la manœuvre. Cette particularité entraîne la remise en cause du mandarinat13 et la demande d’une liberté dans les études. Quand les étudiants de Waseda ne contestent pas le rôle des professeurs, ceux de Tōkyō s’y attaquent directement. Ainsi, la demande d’un enseignement démocratique trouve à Tōdai une nouvelle radicalité. Celle-ci irrigue la réflexion des étudiants pour qui le combat doit faire fi du consensus démocratique, qu’ils considèrent comme la source même du pouvoir qui les opprime.
Enfin, la singularité de l’Université de Tōkyō, dans la mesure où celle-ci représente l’élite de l’élite universitaire, a permis de produire un discours sur la « négation de soi » de la part d’étudiants ayant connu la violence sociale qui se développe dans la course à l’intégration de ce Graal universitaire. Ainsi, face à un système qui avantage les plus aisés, malgré des frais de scolarité moins élevés, les étudiants, et tout particulièrement les masterants et doctorants, considèrent que leur action doit permettre la mise à bas de ce système qui définit leur parcours et donc une part d’eux-mêmes. Pour eux, se nier permet de nier la société et ainsi de la changer.
Le 2 juillet, 250 étudiants membres de la « nouvelle gauche » se barricadent dans l’auditorium Yasuda ; le 5, le Comité de liaison interuniversitaire pour la lutte de l’Université de Tōkyō est constitué, alors que la faculté des arts et des sciences se met, elle aussi, en grève illimitée. Le 12 octobre, la faculté de droit, la dernière à ne pas l’être, se met également en grève.
Le conflit prend fin en janvier 1969 après que, les 18 et 19, le recteur de l’Université a fait appel aux forces de l’ordre pour expulser les étudiants barricadés au sein de l’auditorium Yasuda. L’assaut de l’auditorium, largement diffusé, est le point d’orgue médiatique et visuel du conflit. Avec le temps, les étudiants en lutte perdent petit à petit le soutien de l’opinion et ils s'isolent du fait de luttes intestines.
La radicalité du conflit de l’Université de Tōkyō va profondément résonner avec les préoccupations d’une partie de la population, qu’il s’agisse des travailleurs japonais, les salaryman14 qui jubilent à l’idée de la destruction de cette université, ou bien encore les lycéens qui voient dans ce combat la possibilité d’un futur différent. Si chacun y trouve une explication personnelle, les différents conflits universitaires japonais sont en grande partie le résultat de l’économie de haute croissance et de la massification de l’éducation15. Aller à l’Université ne veut plus dire être sur la voie d’un destin mais devenir salaryman, un rouage plus qu’un individu. À l’Université Chūō (privée), les étudiants arguent que l’augmentation des effectifs ne sert que le système capitaliste qui a besoin de cadres qualifiés, rattachant ainsi d’une part une vision idéologique de gauche anticapitaliste à une certaine vision de l’éducation pour le plus grand nombre. Dans le cas de l’Université de Tōkyō, il s’agit là encore de défendre une vision de la société ouverte et en opposition avec le pouvoir des anciens, contre l’ancien système et, en même temps, contre une société de plus en plus sécuritaire. On retrouve encore les mêmes thèmes dans les luttes à l’Université Nihon (privée) ainsi que celles des autres universités. La recherche d’une éducation démocratique est celle d’une éducation à taille humaine et, avec elle, la génération des baby-boomers cherche à obtenir une société en adéquation avec l’utopie démocratique de l’égalité, de la liberté et du droit au bonheur.
Université de Kyōto. 2018. Le texte de cette ancienne pancarte dit : La sécurité civile est interdite d’accès © Grégoire Sastre
Après l’Université de Tōkyō, ce sont les universités du Kansai, l’Université de Kyōto en tête, qui s’embrasent, puis, quand ce foyer s’éteint, c’est au tour des universités de province puis des lycées. C’est alors la fin du 68 japonais, qui aura duré de 1965 à 1969 et embrasé plus de 30 universités.
Par la suite, les activistes étudiants prennent plusieurs routes et notamment celle de l’extrémisme terroriste. En mars 1970, des membres de la fraction armée rouge de la ligue communiste japonaise détournent un avion de la JAL (Japan Airlines) pour le faire atterrir à Pyongyang. L’armée rouge unifiée, fondée en 1971, s’enfonce dans les dérives sectaires et ses membres exécutent leurs propres camarades lors de séances d’autocritique. Le 30 mai 1972, trois Japonais de l’armée rouge japonaise ouvrent le feu sur la foule dans l’aéroport de Tel-Aviv, tuant 26 personnes. Dans l’archipel, on compte 166 attentats qui font 17 morts et 677 blessés. Cependant, tout comme en février 1972, c’est surtout en interne que les victimes se comptent : environ 150 morts sont liées à des luttes entre groupuscules.
D’autres se tournent vers le soutien à d’autres luttes dans le milieu associatif et notamment la protection des libertés civiles. En juillet 1966, le gouvernement décide de construire le second aéroport international de Tōkyō, l’aéroport de Narita dans la préfecture de Chiba à Sanrizuka. Le combat se cristallise autour des expropriations des propriétaires de terrains qui sont pour la plupart des paysans. La lutte dure plus de 5 ans. Les combats entre paysans, étudiants et forces de l’ordre font 1 400 blessés. En septembre, 3 policiers sont tués et l’aéroport ne voit le jour que sept ans plus tard, en 1978. En 2006, encore sous une lourde protection, il demeure inachevé.
Le terme de 1968 est, au Japon aussi, le marqueur d’un moment de soulèvement, même si 1968 ne fut pas la seule année concernée. Peut-être s’agit-il aussi d’ancrer le mouvement japonais dans un contexte plus large, et de le ranger aux côtés du Mai parisien. Il est certain que le 68 japonais, lui, est unique dans sa durée et dans ses formes. Mais des similarités sont évidentes, la négation de soi de l’Université de Tōkyō répond aux slogans du quartier latin dans leur appel à une autre société, à une autre démocratie et aux utopies libertaires et pacifistes. La violence également joue un rôle important dans ces mouvements, comme outil d’action, mais aussi comme catharsis d’une jeunesse qui se cherche sur les barricades.
Grégoire Sartre est post doctorant au Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale (CRCAO). Il est également chercheur invité à l'Université Waseda au Japon et Hakuho Foundation fellow. Il a soutenu sa thèse sur Le phénomène des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915) en juin 2016. Retrouvez l'ensemble de ses publications.
Références bibliographiques