L’année 1968 atteste d’un niveau de tension inédit dans la jeune université tunisienne. Outre les facteurs liés à l'histoire politique du pays que nous avons abordés, d'autres sont davantage liés à la dynamique interne de l'université. Il s’agit principalement des effets de l’autoritarisme bourguibien sur l’activisme étudiant. L’oppression exercée par le Néo-Destour depuis la fin des années 50 sur l'opposition syndicale à l'UGET, forme un terrain propice à la radicalisation de la protestation étudiante. L’UGET est en effet, depuis sa création en 1952 et en dépit d’une domination destourienne, un espace où existe une certaine critique sociale étouffée ailleurs. Cette organisation rassemble à l’époque plusieurs courants politiques. Le plus important, représenté par les étudiant-e-s du Néo-Destour divisé-e-s toutefois en deux tendances : l'une, dominante dans les structures, représente les pro-destouriens, favorables à l'annexion du syndicat au Néo-Destour. L'autre, moins importante mais non négligeable, les destourien-ne-s, défend une certaine indépendance par rapport à l’UGET. Le deuxième courant politique à l’UGET considéré comme la principale force d’opposition syndicale jusqu’à la fin des années 1950, est représenté par les étudiant-e-s du PCT. Un dernier courant est une coalition active uniquement en France -où se trouvent encore au début des années soixante la majorité des étudiant-e-s tunisien-ne-s- rassemblant plusieurs groupuscules politiques (PCT, Trotskistes, panarabistes, baathistes…) unifiés par leur opposition à la ligne destourienne et la revendication de l’indépendance totale de l’UGET par rapport au Néo-Destour.
Jusqu’au début des années 1960, l’UGET est dominée par la ligne pro-destourienne, sans pour autant exclure les autres tendances qui parviennent à faire élire (rarement) leurs fidèles dans la direction de l’organisation, et surtout dans les structures de bases et intermédiaires, où ils/elles étaient constamment présents. Cela se traduit aussi, autant que possible, par un discours critique vis-à-vis du régime politique, comme lors des congrès annuels de l'organisation, les fréquentes assemblées générales et dans les colonnes de Attaleb Attounis.
C’est la tentative destourienne d’annexer l’UGET à partir de janvier 1963 et de neutraliser l’un des rares espaces partiellement « autonomes » restants, qualifié d’ « espace politique de substitution » qui est à l’origine de l’apparition de la gauche radicale en Tunisie.
Suite à leur exclusion en juin 1963 des rangs de l'UGET par la direction du syndicat dominée par les destouriens, des étudiant-e-s formé-e-s au PCT - parti d'opposition trés modéré-, des trotskistes, des panarabistes pluriels, devenu-e-s leaders de la section France de l’UGET décident de former une nouvelle organisation indépendante, d’opposition radicale. Cette diversité n'est pas sans rappeler le "mouvement du 22 mars " créé en France en mars 1968 que Jean Chesneaux appelle « une confédération de tribus rebelles ».
Cette nouvelle organisation dénommée Groupe d’étude et d’action socialiste tunisien (GEAST), fondée en octobre 1963 à la résidence universitaire d’Antony en France, adopte au départ une ligne de gauche influencée par le marxisme, mais sans réelle détermination idéologique ni ligne politique précise, en dehors d’une opposition radicale à la politique bourguibienne, une forte sensibilité aux questions sociales et un attachement nationaliste revendiqué. Elle a pour vocation d’analyser et de comprendre la situation socioéconomique et politique de la Tunisie et de proposer des alternatives.
La naissance du mouvement GEAST/"Perspectives" marque également une étape importante dans la formation d'une opposition fondée sur la critique du modèle social bourguibien, sur sa « promesse de modernisation » et en définitive, sur le pacte qui le sous-tend : le « pacte de sécurité ». Le nom de l’organisation finit par se fondre avec le titre de sa revue Perspectives tunisiennes. Cette revue met en lumière l'inconsistance des réformes mises en œuvre par le régime. Ainsi, dès son premier numéro, paru en décembre 1963, elle critique la misère sévissant dans le monde rural, ce qu'elle appelle "la condition agraire". Dans les numéros suivants elle se consacre à des questions aussi centrales que le « problème syndical », « la classe ouvrière », « l’autocensure des intellectuels »… Jusqu’à l’élaboration d’une critique d’ensemble du régime économique et politique en place en Tunisie et de son modèle de développement qu’elle qualifie de « capitalisme d’État ».
Toutefois, formée principalement d’étudiant-e-s, « Perspectives » incarne, d’une certaine façon, la croyance en un « rôle salvateur » de l’université et une certaine « mission historique » de « l’élite » éduquée qui doit proposer les réformes dont a besoin le pays. Ceci vient confirmer la centralité du « réformisme » en Tunisie, comme idéologie hégémonique. « Réformisme » signifie à ce stade de l’histoire de « Perspectives » un double attachement, d’un côté à l’aspect vertical et élitiste des réformes et de l’autre, à la gradualité des changements contre une posture révolutionnaire qui grandira progressivement au sein du groupe.
Ces étudiant-e-s de gauche décident de ne plus s’expatrier en France, mais de s’inscrire massivement à l’université tunisienne « dans l’intention de remplir le « vide politique » laissé par l’UGET » dont la légitimité est pour la première fois remise en cause. Le groupe des fondateurs/rices du GEAST retourne en Tunisie à partir d’octobre 1964 et développe les activités de l’organisation qui acquiert un écho considérable à l’université auprès des étudiant-e-s et enseignant-e-s grâce à sa revue « Perspectives tunisiennes».« Perspectives » continue de s’impliquer au sein de l’UGET à travers les étudiant-e-s perspectivistes tout en demeurant à l’avant-garde de la protestation étudiante, grandissante à l’extérieur de l’UGET, pour dénoncer de manière radicale les difficultés croissantes que connaît l’université.
Un deuxième facteur s’ajoute à l’action de « Perspectives » et favorise la protestation à l’encontre du régime. Il s’agit de la croissance spectaculaire du nombre des étudiant-e-s, sextuplé entre 1961 et 1970, passant de 2 300 à 15 000. Cela engendre un bouleversement au niveau de l’adéquation entre infrastructures et encadrement disponibles d’un côté, et les nouveaux besoins, de l’autre.
Comme corollaire de cette transformation, l’université accepte des étudiants venus des régions intérieures du pays davantage issus des classes moyennes et des classes populaires. Certains auteurs expliquent entre autres la radicalisation du mouvement militant étudiant par l’intégration de ces nouveaux éléments.
C’est ainsi qu’en février 1965 est organisée une première manifestation qui mobilise des centaines d’étudiant-e-s à l’extérieur de l’université pour dénoncer le favoritisme au profit des étudiant-e-s du Parti Socialiste Destourien. En décembre 1966, pour la première fois à l’université tunisienne, la grève générale est décrétée par les étudiant-e-s de l’opposition syndicale (soutenue par les enseignant-e-s) , pour protester contre l’invasion policière d’un établissement universitaire. L’année suivante, lors de la deuxième guerre israélo-arabe de 1967, des manifestations étudiantes sont organisées dans les rues de Tunis l’après-midi du 6 juin. Durant ces manifestations, des milliers de manifestant-e-s dirigé-e-s au départ par les Perspectivistes, mais hors de contrôle par la suite, attaquent les ambassades anglaise, américaine et le centre culturel américain à Tunis, pour dénoncer «la complicité de l’impérialisme anglo-américain avec le sionisme ». Cette radicalisation va de pair avec la perte de toute crédibilité de la direction destourienne de l’UGET.
À partir de 1967, le GEAST, devenu la principale force d’opposition en Tunisie malgré son cantonnement à l’université, connaît un durcissement considérable de sa ligne politique. À l’occasion de la conférence d’Alger de mars 1967, le groupe précise ses assises théoriques, adoptant comme objectif stratégique l’« unification des peuples arabes à la suite d’un passage victorieux vers le socialisme ». Il tranche avec la diversité idéologique et politique de sa position antérieure, pour adopter officiellement, en septembre 1967, un positionnement maoïste qui prône la confrontation frontale avec le pouvoir et vise le déclenchement d’une révolution socialiste à l’échelle nationale.