Activists take part in a protest against Biotechnology giant Monsanto, outside the European Commission headquarters in Brussels, Belgium on Jul. 19, 2017

L’initiative citoyenne « non au glyphosate » s’est-elle retournée contre les institutions européennes ?

Article
avril 2019

Premier mécanisme de démocratie participative en Union européenne, l’Initiative citoyenne européenne (ICE) a pour objectif premier d’améliorer la confiance entre les citoyens européens et leurs institutions. Pourtant, l’exemple de l’initiative « Non au Glyphosate » démontre qu’une ICE, même aboutie, peut parfois créer plus de défiance que d’adhésion. À la fois une réussite formelle pour la démocratie participative, cette initiative est aussi un échec relatif dans le renforcement de sentiments proeuropéens.

Par Alexandre Lejeune

 

Depuis au moins trois ans, le dossier du glyphosate cristallise les espoirs, les attentes, les interrogations et les inquiétudes qui caractérisent la vie politique en Union européenne.

Interrogations quant au niveau de risque tolérable dans nos sociétés : on a vu se confronter les expertises de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), jugeant le glyphosate dangereux mais trop peu risqué pour être interdit, et celles du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), classant cette substance comme « cancérigène probable » pour l’Homme. 
Inquiétude quant à l’influence prise par les lobbys agrochimiques dans les institutions européennes : en 2017, l’affaire des « Monsanto Papers » a porté un coup dur à la crédibilité d’une Union européenne déjà qualifiée par certains de « lobbycratie », et Bruxelles de « capitale mondiale des lobbys ».1

Espoir d’une solution judiciaire2 : les deux condamnations successives du groupe Bayer/Monsanto aux États-Unis, les décisions récentes de la cour d’appel puis du tribunal administratif de Lyon marquent la judiciarisation croissante de cet enjeu de santé publique.

Attente enfin d’une réponse des institutions de l’Union aux craintes formulées par un grand nombre de ses citoyens. Réponse également à la question posée en juillet 2017 par les quelques 1 300 000 pétitionnaires de l’initiative citoyenne « non au glyphosate ».

Dernier né des mécanismes de démocratie participative de l’Union européenne, l’Initiative citoyenne européenne (ICE) est un procédé non contraignant de proposition législative directe des citoyens européens à destination de la Commission européenne.

Pour aboutir, une telle initiative doit recueillir un million de signatures, dont un minimum de signataires provenant de sept États membres différents (les seuils planchers sont de l’ordre d’un millième de la population environ : ainsi il est de 55 550 signataires pour la France). Les organisateurs qui doivent, eux aussi, provenir d’un minimum de sept États différents disposent d’un an à compter de l’enregistrement de l’initiative afin d’obtenir le nombre de soutiens requis. Une fois ce volume atteint, leurs propositions sont examinées par la Commission européenne dans un délai de trois mois, ce qui lui permet de statuer sur l’opportunité de les transmettre au Parlement et au Conseil afin d’être soumises au vote.

Depuis 2012, sur 68 tentatives, seules quatre initiatives sont arrivées au bout de ce parcours du combattant et ont réussi à se glisser à l’ordre du jour de la Commission européenne3. Deux propositions (« Stop vivisection » et « Un de nous ») concernaient des domaines de compétences extérieurs à ceux des institutions européennes et ont été rejetées par la Commission. L’initiative « Right2Water », particulièrement ambitieuse, conduit à la publication d’une déclaration de principe jugée trop floue pour être applicable. Reste l’initiative « Non au Glyphosate », dernière en date.

Le 12 décembre 2017, la Commission européenne a adressé sa réponse4. Semblant prendre la mesure des inquiétudes des citoyens, elle promet notamment d’améliorer le niveau de transparence des évaluations menées par l’EFSA.

En apparence, cette initiative semble donc démontrer qu’une démocratie participative effective en Union européenne est possible. Pourtant, cela n’est pas l’avis de la majorité de ses signataires et organisatrices. « En ignorant les demandes de l’initiative citoyenne, les régulateurs européens semblent avoir oublié de qui ils tenaient véritablement leur légitimité : servir les citoyens et non les firmes »5, a déclaré Angeliki Lysimachou de l’association Pesticide Action Network Europe, pour n’en citer qu’une.

Pourtant, cette initiative n’a-t-elle pas été un succès ? Comment comprendre que les déceptions vis-à-vis du mécanisme d’ICE s’accumulent, et ce, en dépit de réussites apparentes ?

Des demandes irréalistes ou irréalisables ?

L’ICE « Non au Glyphosate » formulait trois demandes à la Commission européenne :

  1. « Interdire les herbicides à base de glyphosate, dès lors que des liens ont été établis entre une exposition à ceux-ci et l’apparition de cancers chez l’homme et que l’utilisation de ces produits a provoqué des dégradations des écosystèmes ».
  2. « Faire en sorte que l’évaluation scientifique des pesticides aux fins d’une approbation par les autorités de régulation de l’UE s’appuie uniquement sur des études ayant été publiées, commandées par les autorités publiques compétentes et non par l’industrie des pesticides »
  3. « Fixer à l’échelle de l’UE des objectifs obligatoires de réduction de l’utilisation des pesticides en vue de parvenir à un avenir exempt de pesticides ».

La première demande rejoignait les débats alors en cours au Conseil concernant le vote de la réautorisation du glyphosate pour cinq ans prévus pour novembre 2017. La seconde était liée aux critiques d’opacité et de partialité des avis rendus par l’EFSA, agence européenne chargée de l’évaluation du risque dans le domaine des denrées alimentaires6. La troisième était comparable aux standards européens mis en place dès 2008 en matière environnementale par le biais, notamment, du paquet énergie climat7. Ces trois propositions semblaient donc réalistes, pouvant s’inscrire dans le cadre des politiques de l’Union européenne. La seconde était d’ailleurs incluse dans un projet de réforme présenté par la Commission en janvier de l’année suivante.

Cependant, la demande principale d’interdiction des herbicides à base de glyphosate, peut-être réaliste ou du moins envisageable, n’était toutefois pas réalisable par la Commission. La première demande souffrait ainsi d’un double malentendu. D’abord, une confusion sur la répartition des compétences entre l’échelon européen et l’échelon national. Comme l'a rappelé la Commission, « Les États membres sont responsables de l’autorisation, de l’utilisation et/ou de l’interdiction des produits à base de glyphosate sur leur territoire. ». La décision européenne ne porte « que » sur l’autorisation d’utilisation de substances chimiques actives, en l’occurrence la molécule glyphosate. Sur ce point, existait ici également un malentendu quant au pouvoir d’action de la Commission européenne. Non seulement seuls les États membres disposent du pouvoir de décider d’autoriser ou non des substances chimiques ; mais la fonction consultative de la Commission est basée, en fait comme en droit, sur les recommandations de l’EFSA, qui en l’occurrence ont conclu à une absence de danger pour la santé humaine.
Ici, la nature même de l’Union européenne, marquée par un fort équilibre institutionnel entre la Commission, les États et les garde-fous aussi bien juridiques que techniques tel que l’EFSA, empêchaient d’avance toute réponse d’envergure aux demandes de l’initiative « non au glyphosate ».8

Une initiative, européenne et citoyenne ?

Considérée dans le contexte plus général du débat sur la réautorisation du glyphosate, la réponse modérée de la Commission européenne a temporairement entamé sa crédibilité.

Pourtant, cela ne doit pas conduire à conclure immédiatement que cette initiative a échoué. En effet, l’objectif des ICE n’est pas uniquement d’aboutir à des changements législatifs : il s’agit d’abord de construire par le dialogue, par des mobilisations en commun sur des sujets européens, un réseau d’acteurs engagés, un embryon d’« espace public européen »9. Sur ce point, l’initiative « non au glyphosate » a-t-elle porté ses fruits ?

Il convient d’abord de souligner que, sans doute pour la première fois, une initiative européenne aboutie portait sur un sujet touchant à l’actualité politique brûlante des institutions européennes. Enjeu majeur depuis plusieurs années, la question de l’interdiction du glyphosate est également une question transversale. Elle touche l’ensemble des consommateurs européens ainsi que l’ensemble de ses utilisateurs, situés aussi bien dans les grands espaces agricoles de l’ouest (en France ou en Allemagne) que dans ceux en pleine modernisation d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie en particulier).

Pourtant, en dépit de ce caractère rassembleur, force est de constater que l’initiative n’a pas pris uniformément dans les différents états membres. Ainsi, de manière écrasante, les signataires de la pétition étaient Allemands (634 000, soit environ les deux tiers d’entre eux). Ils étaient ensuite Britanniques (94 000), Espagnols (72 000), Belges et Français (57 000 et 56 000 signataires).10

Au contraire, les pays nouvellement intégrés d’Europe centrale et orientale en étaient presque absents, la Pologne contribuant en tête de ce groupe à hauteur de 7 000 signatures seulement. Partant de ce constat, il est difficile de parler d’une initiative réellement « européenne ».
A-t-elle été pour autant citoyenne ?

Si elle fut effectivement portée par des réseaux militants fortement mobilisés, en particulier en Allemagne, cette initiative ne connut qu’un écho assez faible dans l’ensemble des sociétés européennes. À l’échelle du continent, et même dans le cas allemand, « Non au Glyphosate » n’a été que très peu relayée par les médias de référence. En 2017, année phare de sa campagne, seules 91 mentions du terme « d’Initiative citoyenne européenne » dans les médias étaient relevées par une étude du Bertelmann Stiftung11. Loin en tête, on trouvait encore une fois les médias allemands, autrichiens et luxembourgeois. Ceux des états d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie, République tchèque…) maintenaient un silence radio presque total.

En dépit de son ambition paneuropéenne, « Non au glyphosate » fut donc un appel lancé par des groupes militants majoritairement ouest-européens, entendu par un public également majoritairement ouest européen. Il fut également le fait de groupes déjà organisés, une situation aggravée du fait de l’absence de financement public des campagnes de soutien aux initiatives citoyennes. Les dysfonctionnements que connaît actuellement l’ICE seraient-ils donc en partie dus à des défauts de conception ?

L’ICE, un outil de consultation ou de participation ?

Les initiatives citoyennes européennes souffrent actuellement de plusieurs imperfections qui empêchent les citoyens européens de s’en saisir pleinement. Elles manquent d’abord d’encadrement institutionnel, ce qui a conduit la majeure partie d’entre elles, y compris l’initiative « Non au glyphosate » à formuler des demandes déconnectées de l’état du droit européen. Ici subsiste une contradiction forte entre la nature technique de ces « propositions législatives » et l’objectif sous-jacent d’impulser un débat le plus large et le plus ouvert possible.

Cette expérience a montré également les difficultés pour les ICE de toucher l’ensemble des sociétés civiles européennes. Notamment du fait de l’absence de financements publics, seules les associations disposant d’une taille critique suffisante ont été jusqu’à présent en mesure de s’en saisir. Cela explique en partie le caractère germanocentré de la campagne pour l’ICE « Non au glyphosate », ce pays bénéficiant déjà d’un réseau militant, notamment écologiste, très puissant.12

L’ICE pourrait-elle être adaptée afin de répondre à ces dysfonctionnements ? Il convient avant tout de revenir sur la nature même du mécanisme. Si ce dernier s’inspire des outils de démocratie directe expérimentés dans les états américains ou dans les cantons suisses, il en a adopté la forme, sans en conserver la substance. Ainsi, l’ICE n’est pas un « référendum », mais bien une « initiative » citoyenne. Contrairement aux procédures suisses, il ne permet pas « d’adopter, de réviser ou d’abroger » des dispositions législatives, mais de les « soumettre » à l’avis de la Commission européenne. Il s’agit d’un mécanisme d’intervention directe dans les structures du pouvoir dépourvu de tout pouvoir en lui-même.13

L’ICE n’est pourtant pas une pétition, mécanisme déjà prévu par les traités et adressé directement au Parlement européen. Cet entre-deux entre mécanisme consultatif et mécanisme participatif est sans doute une clé permettant de comprendre les déceptions que semble produire l’ICE. D’un côté, il donnerait l’occasion aux citoyens européens de participer davantage, et de l’autre côté, il ne lui accorderait qu’un pouvoir de proposition et non de décision. Cela entre en contradiction avec les fondements des modèles de démocratie participative qui insistent sur l’importance d’accompagner l’ouverture à la délibération d’un pouvoir effectif d’action dans les institutions concernées (Habermas parle de système à deux voies : « Zweigleisig »)14.

Enfin, de manière critique, il est possible de lire l’ICE comme un outil de communication, répondant aux « impératifs promotionnels » de l’Union européenne15. Dans ce cas, ce mécanisme serait également dysfonctionnel : paradoxalement, il place les institutions européennes dans une « impasse communicationnelle »16 du fait de la distance prise entre un objectif latent de communication et un objectif affiché d’inclure les citoyens dans l’élaboration des politiques publiques.

Dans la lignée des réflexions de Loïc Blondiaux sur la démocratie participative, on pourrait dresser le constat selon lequel l’initiative citoyenne européenne serait actuellement avant tout « une gouvernance performative, où la participation citoyenne, avant d’être un nouvel art de gouverner, pourrait n’être qu’un nouvel art de communiquer »17. Un outil de communication qui, dans le cas de l’ICE « non au glyphosate », n’a pas renforcé mais a au contraire diminué la confiance des citoyens européens dans leurs institutions européennes. L’ICE, un mécanisme contre-productif ?

  • 12. Données disponibles sur le site officiel de la Commission européenne, cf. supra
  • 13. Pour une typologie des différents mécanismes de démocratie directe, voir Morel, Laurence, « Référendum et volonté populaire : la critique démocratique du référendum », Participations (2018/1), pp. 53-84
  • 14. Voir Nanz, Patricia, « Les voix multiples de l’Europe. Une idée interdiscursive de la sphère publique », in Raisons Politiques 2003/2, n° 10
  • 15. Voir Wojcik, S., ≪ Participer… et après ? L’expérience des consultations européennes des citoyens 2009 ≫, Politique européenne, no 34, 2011, p. 135‑166.
  • 16. Dufrasne, Marie, « L’ICE révèle l’impasse communicationnelle entre les citoyens et les institutions », Hermès, la revue (2017/1), p. 63-70
  • 17. Blondiaux L., Le nouvel esprit de la démocratie – Actualité de la démocratie représentative, Seuil, 2008, p. 113

Références bibliographiques

RITZER, Uwe. BALSER, Markus. Droemer Verlag. Lobbykratie Wie die Wirtschaft sich Einfluss, Mehrheiten, Gesetze kauft. Droemer Knaur. 2016, 368 p.
Notice détaillée : <http://www.worldcat.org/oclc/1042905604>
Voir aussi
Entretien
© Caroline Maufroid / Sciences Po
Comment démocratiser l'Europe ? Quelle européanisation des vies politiques nationales ? Quelles implications citoyennes ? Autour de la thématique de l'existence d'une vie politique européenne, échange entre Loïc Azoulai de l'École de Droit , Bruno Cautrès du Cevipof et Olivier Rozenberg du Centre d’études européennes et de politique comparée .
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