Le mouvement étudiant de 1968 à Mexico

Article
avril 2018

A l’image d’autres protestations étudiantes qui ont lieu à l’international dans les années soixante, celle de Mexico en 1968 dénonce le conservatisme de la société et l’autoritarisme gouvernemental qui se traduit par la répression du mouvement.

 

Par Guillaume Duarte

Un État postrévolutionnaire modernisateur et autoritaire

Depuis la Révolution (1910-1920), le Mexique est dirigé par un même parti devenu en 1946 le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). Les pouvoirs sont centralisés autour du Président de la République qui contrôle également le parti officiel1. L’Etat corporatiste créé des organisations syndicales et des partis satellites auxquels adhèrent les secteurs populaire, ouvrier et paysan qui forment la base militante du PRI2.

Entre 1940 et 1960, la stabilité politique et le rapprochement avec les Etats-Unis favorisent la croissance économique basée sur la nationalisation de secteurs clés et l’industrialisation3. Une politique économique de substitution aux importations est mise en place. Grâce à l’urbanisation et aux politiques sociales, une classe moyenne émerge. 

Cependant, en raison de la dévaluation de 1954, le gouvernement instaure un modèle économique de « développement stabilisé ». Il s’agit de contrôler l’inflation et d’éviter une crise de la balance de paiements. L’intervention étatique sur l’économie nationale affecte le niveau de vie des classes populaires, les mécontentements s’accroissent et dénoncent le monopole du parti officiel, le corporatisme des syndicats et la corruption administrative. Ces critiques sont exacerbées par la victoire de Fidel Castro lors de la Révolution cubaine (1953-1959). Elle renvoie les Mexicains à leurs idéaux révolutionnaires qu’ils jugent bafoués par leurs gouvernants. Les protestations sont nationales tant à l’échelle urbaine que rurale : les cheminots appellent à la grève en 1958-1959 alors que les petits paysans occupent des terres4. L’Etat renforce son contrôle social en les réprimant. Sur le plan électoral, les oppositions à gauche du PRI échouent à contrer le monopole du parti officiel dans les années 1960 et l’élection de Gustavo Díaz Ordaz à la présidentielle de 19645.  

Autoritaire et craignant un coup d’Etat communiste, ce dernier refuse de négocier et envoie l’armée pour contenir les contestations. C’est le cas lors de la grève des médecins et des internes hospitaliers en 1965 et durant les guérillas rurales du Chihuahua au Guerrero6. Parmi les nouveaux foyers de luttes, se trouvent les universités.

  • 1. Soledad Loaeza, «Modernización autoritaria a la sombra de la superpotencia, 1944-1968», in Nueva historia general de México, México, El Colegio de México, 2014, p. 655.
  • 2. Brian Hamnett, Histoire du Mexique, Paris, Perrin, 2009, p. 246-249 ; Annick Lempérière-Roussin, « Le mouvement de 1968 au Mexique », Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1989, no 23, p. 72‑73.
  • 3. S. Loaeza, «Modernización autoritaria a la sombra de la superpotencia, 1944-1968», op. cit., p. 667-676.
  • 4. Ibid., p. 679-683 et 690.
  • 5. Annick Lempérière-Roussin, « Le mouvement de 1968 au Mexique », op.cit., p. 73-74.
  • 6. Sur les mouvements armés voir : Laura Castellanos, Le Mexique en armes. Guérilla et contre-insurrection 1943-1981, Montréal, Lux Éditeur, 2009.

Oppositions étudiantes provinciales et à Mexico

Les étudiants dénoncent le conservatisme de la société en s’inspirant des références culturelles de la révolution cubaine, du rock and roll et du mouvement hippie7. Ils s’inquiètent aussi de l’absence de réforme du système universitaire, inadapté face à la crise de croissance des effectifs8

Les critiques émanent d’établissements d’enseignement supérieur provinciaux et de Mexico, tels que l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM), l’Institut Polytechnique National (IPN) et leurs écoles préparatoires (preparatorias et vocacionales9). Élèves et étudiants appartiennent à des « porras »10 et s’organisent en « sociétés » et en « fédérations » politisées. Certaines d’entre elles se radicalisent dans la violence en bande organisée et sont utilisées par les pouvoirs publics et les politiciens, lors des campagnes électorales, pour briser des grèves universitaires et discréditer des opposants politiques. La grève initiée en 1966 à la faculté de Droit de l’UNAM illustre l’influence du corporatisme priiste sur les leaders étudiants. Sous leur impulsion, la contestation s’étend à l’ensemble du campus, le rectorat est occupé et le recteur Ignacio Chávez Sánchez, critiqué par différentes factions politiques de l’UNAM, est obligé de démissionner11

Bien qu’essentiellement issus des classes moyennes et aisées, les étudiants se réclament du trotskisme, du maoïsme, du guevarisme et du marxisme. Certains militent au sein du Parti Communiste Mexicain (PCM) et manifestent contre l’impérialisme nord-américain12. En 1963, à leur initiative, la Central Nacional de Estudiantes Democráticos (CNED) est fondée. Elle affirme défendre l’enseignement supérieur et lutter contre l’Etat autoritaire et la Fédération Nationale des Etudiants du Technique (FNET) proche des autorités13. La CNED orchestre de nombreuses protestations dans les universités de provinces grâce à un répertoire d’actions collectives basé sur les occupations des campus, les grèves et les manifestations. 

Les granaderos14, soutenus par l’armée, mettent fin aux différents mouvements allant de celui de l’université du Guerrero en 1960 à la grève de l’université du Sonora en 1967, en passant par celle des étudiants de Morelia en 196615. Les étudiants de Mexico se mobilisent à leur tour en 1968.

  • 7. Elena Poniatowska, La noche de Tlatelolco, México, Era, 2015, p. 43.
  • 8. Annick Lempérière-Roussin, « Le mouvement de 1968 au Mexique », op. cit., p. 68.
  • 9. Les preparatorias de l’UNAM et les vocacionales de l’IPN font parties des deux institutions et forment les élèves avant leur passage dans l’enseignement supérieur.
  • 10. Les « porras » sont des clubs dont les membres appartiennent à une même école. Elles défendent leur institution lors des manifestations sportives tout en s’impliquant dans la vie culturelle, sociale et politique de cette même institution. Certaines d’entre elles, sous l’impulsion de leurs leaders, se sont radicalisées dans la violence. Intégrées au corporatisme priiste, elles assurent la sécurité de politiciens du PRI lors de leurs meetings, sont chargées de briser des grèves étudiantes ou encore de provoquer les forces de l’ordre pour justifier la répression institutionnelle. Ces « porras » qui cherchent à participer à la mobilisation de 1968 sont rejetées par les comités de lutte.
  • 11. Carlos Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, México, Era, 2008, p. 31-32.
  • 12. Ramón Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968), México, Era, 1998, p. 29-32 ; Laura Castellanos, Le Mexique en armes. Guérilla et contre-insurrection 1943-1981, op. cit., p. 210.
  • 13. Jaime Pensado, Rebel Mexico: student unrest and authoritarian political culture during the long sixties, Stanford University Press, 2013, p. 156.
  • 14. Corps de la police anti-émeutes.
  • 15. B. Hamnett, Histoire du Mexique, op. cit., p. 266.

Mexico : centre de la mobilisation estudiantine de 1968

Ce mouvement s’inscrit dans la continuité des précédentes contestations estudiantines mais aussi dans un contexte national de lutte anticommuniste16. L’élément déclencheur est l’intervention de la police dans les vocacionales 2 et 5 de l’IPN et de la preparatoria Isaac Ochoterena de l’UNAM le 23 juillet 1968. Depuis la veille, les élèves de ces établissements s’affrontent entre eux dans le quartier de la Ciudadela où ils sont rejoints par des « porras » et des délinquants qui provoquent les forces de l’ordre.

Le mécontentement est tel que le 26 juillet la FNET organise une manifestation pour le contenir alors qu’une marche de la CNED commémore, en parallèle, l’assaut de la Moncada17. La direction de la FNET est contestée par ses rivaux qui incitent un groupe de manifestants à rejoindre l’autre mobilisation et protester sur le Zócalo18. Les forces de l’ordre s’opposent au rassemblement et quadrillent le centre historique où se trouvent des établissements de l’UNAM. Leur intervention provoque des affrontements lors desquels les étudiants bloquent l’accès des rues avec des autobus et se barricadent dans leurs écoles19

Face au dispositif policier, renforcé par l’armée, le mouvement s’organise. Un Comité de Lutte est créé à l’IPN et se réunit avec les représentants de l’UNAM. Ensemble ils appellent à la grève tant que les points suivants ne seront pas résolus :

  • Disparition de la FNET, de la « porra Universitaire » et du MURO (Movimiento Universitario de Renovadora Orientación)20
  • Expulsion des étudiants membres de ces organisations et du PRI
  • Indemnisation du gouvernement aux étudiants blessés et aux familles des victimes
  • Libération de tous les étudiants emprisonnés
  • Disparition du Corps des Granaderos et des Corps de polices répressives
  • Abrogation de l’article 145 du Code Pénal sur les délits dits de « Disolución Social »21

A l’approche des 19e Jeux Olympiques, organisés à Mexico du 12 au 27 octobre 1968, le gouvernement se dit ouvert au dialogue et prétend défendre l’autonomie universitaire en envoyant les militaires déloger les élèves barricadés le 30 juillet. L’entrée du palais de San Ildefonso qui héberge les preparatorias 1 et 3 est détruite au bazooka. L’intervention se poursuit dans les écoles de l’UNAM et de l’IPN occupées22. En signe de protestation, le recteur de l’UNAM, Javier Barros Sierra, met le drapeau national en berne et prend la tête de la manifestation du 1er août où défilent étudiants et enseignants de l’UNAM et de l’IPN. Son implication divise, les étudiants y voient une tentative pour les contenir alors que pour d’autres, il unifie et légitime le mouvement23. La Cité Universitaire devient un lieu de rassemblement, la grève s’étend à d’autres institutions qui s’unissent le 8 août pour mener une lutte commune.

  • 16. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco, op. cit., p. 40 et 57-59 ; C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, op. cit., p. 44-48 et 93-96.
  • 17. Le 26 juillet 1953, Fidel Castro et ses compagnons planifient de renverser le dictateur Batista en prenant la caserne de la Moncada. Malgré leur échec, l’assaut est considéré comme le début de la Révolution cubaine.
  • 18. Aussi appelé Place de la Constitution. C’est la principale place du centre historique de Mexico où se trouvent la cathédrale et le palais national.
  • 19. R. Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968), op. cit., p. 149-152.
  • 20. Organisation d’extrême droite étudiante fondée à Mexico en 1962.
  • 21. L’article 145 condamne les auteurs, étrangers ou mexicains, diffusant des propagandes politiques, des idées et des programmes de gouvernements étrangers qui menaceraient l’ordre public et la souveraineté de l’Etat mexicain.
  • 22. C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, op. cit., p. 20-22.
  • 23. Kayte Doyle, « El 68. Desconcierto de Washington », Proceso, 2003, no 1405, 05/10/2003, p. 33 ; C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, op. cit., p. 35-39 et 85.

Rassemblement social et national autour du Conseil de Grève

Un Consejo Nacional de Huelga (CNH – Conseil National de la Grève) est créé par les représentants des Comités de Lutte de l’IPN, de l’UNAM, de l’Ecole Nationale d’Agriculture, de l’Ecole Nationale des Enseignants, des Écoles Normales Supérieures et des établissements secondaires. Le CNH présente au gouvernement une pétition en six points reprenant en grande partie ceux évoqués précédemment24.

Professeurs, intellectuels, artistes et parents d’élèves soutiennent le CNH et s’organisent en coalitions. Le 15 août, le Conseil universitaire défend les demandes estudiantines. D’autres universités de Mexico et de province se mettent également en grève. Le mouvement s’étend à l’ensemble du pays et à d’autres corporations.

Bien que les revendications portent essentiellement sur la défense de l’autonomie universitaire, le CNH ambitionne de rallier la population à leur cause25. Pour ce faire, des « brigades politiques » sont formées et arpentent les rues de Mexico afin d’obtenir le soutien moral et économique de la société civile26. Lors de la marche du 13 août les étudiants appellent le secteur public, les ouvriers et les paysans à les rejoindre pour exiger la libération des prisonniers politiques, le respect des libertés publiques et de la Constitution27. Défiant le gouvernement, ils se concentrent sur le Zócalo habituellement réservé aux manifestations du PRI. 

Le CNH décide de poursuivre ses actions jusqu’à la satisfaction de ses demandes. Cependant, le gouvernement reste intransigeant malgré les premiers échanges avec le Secretario de Gobernación (équivalent du Ministre de l’Intérieur), Luis Echeverría Álvarez, entre les 22 et 26 août28. La pression s’accentue lors de la mobilisation du 27 août où défilent avec les étudiants, les cheminots et les mères d’élèves blessés par les forces de l’ordre. Arrivés sur le Zócalo, ils font sonner les cloches de la cathédrale et hissent à la place du drapeau national un drapeau rouge et noir symbole de la grève (ces faits sont également imputés à des agents du Ministère de l’Intérieur qui se seraient infiltrés dans les rangs étudiants pour provoquer les pouvoirs publics). Une partie des manifestants décide d’occuper la place jusqu’au 1er septembre, jour de remise du rapport annuel présidentiel. Face à ces agissements, un important dispositif militaire soutenu par des blindés est déployé et démantèle le campement29.

  • 24. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco, op. cit., p. 104.
  • 25. R. Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968), op. cit., p. 23.
  • 26. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco, op. cit., p. 69-74.
  • 27. R. Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968), op. cit., p. 212-219.
  • 28. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco, op. cit., p. 76-78 et 88-90.
  • 29. C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, op. cit., p. 112-118.

Campagnes de dénigrement et isolement du mouvement

La presse et les organisations affiliées au PRI dénoncent les provocations estudiantines et soutiennent le président. Le drapeau rouge et noir est considéré comme une atteinte à la Nation. Syndicats et partis politiques proches du gouvernement en appellent à « l’unité du peuple » contre « les agitateurs nationaux et étrangers qui sèment l’anarchie »30. Le 28 août, le Département du District Fédéral organise une cérémonie officielle pour réinstaller le drapeau national au sommet de son mât sur le Zócalo.31 Des fonctionnaires protestent contre ce rassemblement imposé par les autorités, des étudiants se mêlent à la foule et s’affrontent avec les forces de l’ordre qui sont prises à partie par les habitants du centre historique. Cependant, face au corporatisme d’Etat, le mouvement reste limité à Mexico et aux opposants du PRI. Il n’obtient pas l’adhésion des organisations paysannes et ouvrières alors que les appels au dialogue public avec les autorités restent vains. 

Lors de la remise de son rapport, Gustavo Díaz Ordaz nie l’existence de prisonniers politiques et accuse les étudiants de discréditer le Mexique et de menacer les Jeux Olympiques qu’il défendra en ayant recours aux forces armées32. Alors que le recteur de l’UNAM appelle à la reprise des enseignements universitaires, le CNH, accusé de provocation, répond au Président de la République par des actions pacifiques. Une « marche du silence » a lieu le 13 septembre lors de laquelle aucun slogan ni chant protestataire n’est entonné bien que les manifestants exigent une réponse positive à leur pétition et le respect des garanties constitutionnelles. Lors de cette mobilisation, ils sont rejoints par la société civile qui les soutient silencieusement. C’est l’un des plus importants rassemblements du mouvement de 1968. Le gouvernement, craignant que ce dernier se généralise, envoie l’armée déloger les étudiants de la Cité Universitaire et l’occupe du 18 au 30 septembre. Le lendemain, après de violents affrontements, elle prend le contrôle des campus de l’IPN du Casco de Santo Tomás et de Zacatenco, ainsi que la vocacional 7 située à Tlatelolco où la mobilisation prend fin33.
 

28 août 1968, Mexico, Mexique. Des tanks de l’armée mexicaines fendent la foule des manifestants sur le Zócalo (lieu traditionnel de manifestations sur la place de la Constitution à Mexico) © inconnu - domaine public

28 août 1968, Mexico, Mexique. Des tanks de l’armée mexicaines fendent la foule des manifestants sur le Zócalo
(lieu traditionnel de manifestations sur la place de la Constitution à Mexico)
© ISUE/AHUNAM/Colección Incorporada Manuel Gutiérrez Paredes/50c-Mitin-estudiantil-martes-13-agosto-1968/MGP-2169

  • 30. Alain Rouquié, Le Mexique. Un état nord-américain. Paris, Fayard, 2013, p. 261-262.
  • 31. C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia. op. cit., p. 119-121.
  • 32. R. Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968). op. cit., p. 97 et 281-286.
  • 33. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco. op. cit., p. 115-134.

Fin du mouvement : le massacre de Tlatelolco

Après avoir conditionné la reprise des cours à la satisfaction de leurs demandes par le gouvernement, les représentants du CNH convoquent un meeting sur la place des Trois cultures à Tlatelolco le 2 octobre. Les étudiants s’y réunissent régulièrement en 1968 car elle est proche du principal campus de l’IPN et à côté de la vocacional 7 occupée. Lors de leurs rassemblements, ils protestent devant la tour du ministère des Affaires Étrangères où ils sont soutenus par les habitants des immeubles résidentiels qui entourent la place. Le 2 octobre, c’est depuis un balcon du bâtiment « Chihuahua » que les leaders du CNH haranguent les manifestants massés sur la place à poursuivre la contestation. De nombreux journalistes nationaux et étrangers venus couvrir les Jeux Olympiques sont présents. Cependant, le rassemblement est surveillé par des militaires en faction dans les immeubles voisins et autour de la place, par un hélicoptère qui la survole et par des paramilitaires du « Bataillon Olympia »34 - en civil, ils sont reconnaissables par le port d’un gant ou d’un mouchoir blanc - qui se mêlent à la foule. A la fin du meeting, vers 18 heures, alors que les manifestants se dispersent, deux feux de bengale sont lancés successivement depuis l’hélicoptère. À la suite du premier feu, les membres du « Bataillon Olympia » tirent volontairement sur les militaires et blessent le général Hernández Toledo. L’armée réplique en ouvrant le feu sur la foule qui cherche à fuir. Le second feu coïncide avec le déploiement des troupes et des véhicules blindés qui encerclent la place. A 19 heures, l’armée contrôle et quadrille le quartier. De nombreux manifestants sont arrêtés parmi lesquels se trouvent les leaders du CNH35. Ils sont incarcérés et torturés au Camp Militaire n°1 et à la prison de Lecumberri36. Lors de ce massacre, au moins quarante-quatre personnes ont perdu la vie37, le mouvement est quant à lui fortement affaibli.

  • 34. Constitué en brigades, le bataillon est créé en février 1968 pour assurer la sécurité lors des Jeux Olympiques. Il est composé de militaires des unités d’élite.
  • 35. Elena Poniatowska dans La noche de Tlatelolco publie plusieurs témoignages de la répression (p. 235-354).
  • 36. C. Monsivais, El 68. La tradición de la resistencia, op. cit., p. 187-191.
  • 37. Kayte Doyle, «Los muertos de Tlatelolco», >em>Proceso, 2006, 01/10/2006, p. 16-18.

L’après Tlatelolco : entre nouvelles oppositions et violence d’Etat

Pour le gouvernement, l’intervention militaire se justifie en raison de menaces perpétrées par des groupuscules d’extrême gauche sur les Jeux Olympiques. La presse nationale s’autocensure et relaye la version officielle38. Une trêve est instaurée durant la période des JO. Cela n’empêche pas les leaders étudiants incarcérés d’être condamnés à de lourdes peines pour sédition et rébellion. Cependant, des voix s’élèvent pour dénoncer l’autoritarisme présidentiel : le 1er décembre, Octavio Paz alors ambassadeur du Mexique en Inde présente sa démission. Fragilisé par la répression, le CNH vote, après de nombreuses assemblées générales, la reprise des cours le 4 décembre et se dissout le 6, mettant fin au mouvement de 196839

Par la suite, le parti officiel cherche à apaiser les tensions en vue des élections présidentielles de 1970. Des officiers de l’armée sont renvoyés car accusés d’avoir outrepassé les ordres du gouvernement en ouvrant le feu sur les manifestants40. Luis Echeverría, candidat du PRI et finalement élu, se défend d’avoir orchestré le massacre de la place des Trois Cultures. Durant son mandat, il mène une politique sociale pour répondre aux exigences de 1968 tout en ordonnant à l’armée et à des paramilitaires la répression d’une manifestation étudiante le 10 juin 1971. 

Après ces massacres, nombreux sont les étudiants et les enseignants qui prennent les armes et luttent depuis les zones rurales. Des guérillas rurales d’inspiration guévariste et urbaines se forment. D’autres militants soutiennent les syndicats indépendants du PRI, les organisations de quartiers populaires et indigènes. Pourchassés par l’Etat et ses forces armées durant la « guerre sale »41, nombreux sont ceux qui disparaissent ou qui périssent lors d’opérations planifiées pour éliminer les opposants. La violence d’Etat n’empêche cependant pas la formation d’une génération de militants qui contribue à la démocratisation, progressive, de la vie politique mexicaine.

 

  • 38. E. Poniatowska, La noche de Tlatelolco, op. cit., p. 229-235.
  • 39. R. Ramírez, El movimiento estudiantil de México (julio/diciembre de 1968), op. cit., p. 86.
  • 40. Carlos Puig, «Tlatelolco 68. Todos los documentos de inteligencia de EU», Milenio, 1998, no 55, 14/09/1998 p. 36-43.
  • 41. Au Mexique, la « guerra sucia » correspond à une période allant des mandats de Gustavo Díaz Ordaz (1964-1970) à celui de Miguel de la Madrid (1982-1988) lors de laquelle l’Etat réprime les dissidences armées et les mouvements protestataires, torture et fait disparaitre les opposants. La violence d’Etat lors de cette période se généralise dans l’ensemble des régimes autoritaires d’Amérique latine.

Le mouvement de 1968 par sa capacité de mobilisation et ses revendications pour une démocratisation de l’Etat mexicain a menacé l’ordre établi sans pour autant le renverser. L’approche des Jeux Olympiques, évènement international censé légitimer le régime priiste, et la crainte d’un soulèvement communiste ont poussé le président Díaz Ordaz à réprimer violemment ses opposants. 

En 2000, le président Vicente Fox (PAN - Parti Action Nationale) commande un rapport pour déterminer la responsabilité des gouvernements priistes dans les atteintes aux droits de l’homme commises entre les années 1960 et 1980. Un cabinet spécial (FEMOSPP - Fiscalía Especial para Movimientos Sociales y Políticos del Pasado) enquête sur le massacre de la place des Trois Cultures. En 2005, un juge fédéral condamne de hauts fonctionnaires dont Luis Echeverría pour le génocide perpétré le 2 octobre 196842

Bien que des parts d’ombres persistent sur les violence d’Etat à cette époque, nombreux sont les mouvements sociaux qui se réclament des revendications étudiantes de 1968. En atteste celui de #yosoy132 autour duquel les étudiants se rassemblent pour manifester contre le candidat priiste Enrique Peña Nieto en 2012.
 

L'auteur

Guillaume Duarte est doctorant en Histoire, sous la direction du professeur Olivier Compagnon à l’IHEAL - CREDA, doctorant contractuel de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 et doctorant associé du CEMCA.

Références bibliographiques

MONSIVÁIS, Carlos. El 68: la tradición de la resistencia. México (D.F.) : Ediciones Era, 2008, 2008, 247 p.
Notice détaillée : <http://www.sudoc.fr/142644390>
PUIG, Carlos. « « Tlatelolco 68. Todos los documentos de inteligencia de EU » ». Milenio, 1998, n° 55, p. 36-43.
LOAEZA, Soledad. « « Modernización autoritaria a la sombra de la superpotencia, 1944-1968 » ». ln : Nueva historia general de México. México, D.F., Mexique : El Colegio de México, 2010,
Notice détaillée : <http://www.sudoc.fr/150870639>
RAMÍREZ, Ramón. El movimiento estudiantil de México: julio-diciembre de 1968. Mexico, Mexique : Era, 1969,
Notice détaillée : <http://www.sudoc.fr/047792248>
CASTELLANOS, Laura. BRISAC, Tessa. MONTEMAYOR, Carlos. Le Mexique en armes: guérilla et contre-insurrection, 1943-1981. Montréal, Canada : Lux éditeur, 2009, 462 p.
Notice détaillée : <http://www.sudoc.fr/14440236X>