Notice détaillée : <http://catalogue.sciencespo.fr/ark:/46513/sc0000477500>
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En 1968, alors que la France vit son « mai », l’université tunisienne (et le reste du pays encore plus) est déjà complètement encerclée et embrigadée, et le « cycle protestataire1 » est en train de s’essouffler. Plusieurs centaines de militant-e-s appartenant à, ou proches du, Groupe d’Étude et d’Action Socialiste Tunisien (GEAST), un groupe d’extrême gauche plus connu comme « Perspectives » du nom de sa revue, sont dispersé-e-s entre les geôles du ministère de l’intérieur et les différentes prisons du pays. Ils/elles furent jugé-e-s en septembre, par une juridiction répressive créée spécialement pour eux/elles. C’est en définitive un groupe de 101 militant-e-s, qui sont condamné-e-s à des peines allant de quelques mois à seize ans et demi de prison ferme.
Par Moutaa Amine El Waer
Enquêter sur des « moments mémoriels » de l’ampleur des mobilisations de 1968 à l’université tunisienne, dont les quelques récits publiés par les acteurs représentent la source principale, c’est, souvent, se retrouver face à des situations où le souvenir des évènements l’emporte sur les événements eux-mêmes2.
Il importe donc, avant d’observer ce qui reste de cet évènement plusieurs décennies plus tard, de revenir sur les origines du « mars 68 » en Tunisie3, en insistant sur son ancrage profond dans le contexte sociopolitique du pays à l’époque, sans nier l’influence des enjeux régionaux et internationaux. Le compte-rendu du déroulement des événements de janvier-mars 1968 en Tunisie, ainsi qu’un exemple de la “vie ultérieure4” du “mars 68” tunisien auprès de la jeunesse militante de gauche des années 2000 dans le pays complèteront le propos.
Comment des étudiant-e-s tunisien-ne-s, appartenant à un groupe social relativement favorisé - du moins en termes d’opportunités futures de carrière – sont-ils/elles devenu-e-s en mars 1968 un symbole de résistance politique au régime autoritaire de Bourguiba5?
Pour comprendre les conditions à l’origine d’un tel « événement », il faut revenir au contexte de l’époque : en effet, “mars 68” a été précédé d’une longue gestation qui a commencé dès les dernières phases des luttes pour l’indépendance.
À la fin des années soixante, le régime connaît déjà une crise dont témoigne l’essoufflement de son leadership autoritaire6. Cette crise entraîne des changements socio-économiques qui donnent le tempo des bouleversements politiques ultérieurs. Ainsi, les origines de la crise politique sont à chercher dans le « malaise dans les campagnes, prenant parfois l'allure de révoltes, inquiétude des classes supérieures, notamment lorsque Ben Salah7 envisage la généralisation du système des coopératives…»8.
Cette période se caractérise par le déclenchement d’un processus de transformation du « corps dirigeant »9 : d’une domination de l’élite politique professionnalisée et polyvalente -formée dans les rangs du Néo-Destour10 durant la lutte pour l’indépendance-, à la domination d’un nouveau réseau consolidé d’élites sectorielles spécialisées, dotées de savoirs techniques poussés et dépourvues de capitaux politiques et militants notables11. « La conjugaison des aspirations à l’autonomie sociale et du délitement du corps dirigeant a désarticulé la loi de fonctionnement du régime… La direction politique a été ébranlée par l’autonomisation des groupes sociaux dont elle avait favorisé la différenciation »12.
Deux facteurs contribuent à fragiliser le régime de Bourguiba à partir des années soixante. D’abord, la récurrence des crises entre la direction du Néo-Destour et la centrale syndicale13, menaçant une relation dont la stabilité est un des piliers du pouvoir que certains vont même jusqu’à qualifier de quasi-bipartisme14. D’autre part, les conflits au sein du parti au pouvoir15, autour de la succession du Zaîm et qui sortent au grand jour lors du 8e congrès d’octobre 197116.
Des facteurs exogènes contribuent à la radicalisation estudiantine à la fin des années soixante. D’une part, de la défaite des armées arabes (Égypte, Syrie et Jordanie) en 1967 et la montée du panarabisme et de l’Organisation de libération de la Palestine, qui radicalisent en partie le militantisme étudiant tunisien17. D’autre part, les étudiant-e-s dans plusieurs pays sont influencé-e-s par la montée des courants critiques de la Nouvelle Gauche et la « déstalinisation », en œuvre un peu partout dans le monde depuis le rapport Khrouchtchev de 1954, la révolution culturelle de 1966 en Chine et la montée des mobilisations étudiantes comme en témoigne le mouvement free speech de Berkeley18.
Par ailleurs, le mouvement étudiant tunisien s’inscrit dans les mouvements de contestation qui se développent dans le monde, tout en étant marqué, depuis les années cinquante, par une culture et un discours politique anti-impérialiste et anticolonialiste. On trouve une trace de ce discours depuis les travaux du 1er congrès de l’Union Générale des Étudiants de Tunisie19 (UGET), dans les articles de sa revue Attaleb Atounsi (L’étudiant tunisien) ainsi que dans ses communiqués durant les années 1950. Cette tendance ne fait que s’amplifier avec le soutien à la guerre d’indépendance algérienne et la dénonciation de l’impérialisme étatsunien20 dans le monde, en particulier au Vietnam21.
Ces versants régionaux et internationaux de la contestation estudiantine sont cependant à inscrire dans l’évolution des conflits locaux. Même s’ils se référent à d’autres cieux, ce sont les luttes locales qui leur donnent sens, et se transforment en ressources politiques mobilisables. C’est ainsi que l’on peut comprendre la mobilisation du maoïsme par cette jeunesse militante, dans le but de se distinguer du Parti communiste Tunisien (PCT), jugé trop complaisant à l’égard du Parti Communiste Français (PCF) et du régime tunisien. À l'égard du PCF, parce que les thèses maoïstes symbolisent à l'époque une tendance émancipatrice et anti-impérialiste contre la domination coloniale, face à un PCT qui s'était aligné sur la position du PCF opposé à l'indépendance de la Tunisie. Quant à la politique de soutien critique du PCT face au régime tunisien, il est jugé comme un soutien pur et simple à son égard. Le maoïsme et ses thèses anti-impérialistes mobilise également face à un régime accusé, à juste titre, d'être totalement aligné sur les positions américaines22.
L’année 1968 atteste d’un niveau de tension inédit dans la jeune université tunisienne23. Outre les facteurs liés à l'histoire politique du pays que nous avons abordés, d'autres sont davantage liés à la dynamique interne de l'université. Il s’agit principalement des effets de l’autoritarisme bourguibien sur l’activisme étudiant. L’oppression exercée par le Néo-Destour depuis la fin des années 50 sur l'opposition syndicale à l'UGET, forme un terrain propice à la radicalisation de la protestation étudiante24. L’UGET est en effet, depuis sa création en 1952 et en dépit d’une domination destourienne, un espace où existe une certaine critique sociale25 étouffée ailleurs. Cette organisation rassemble à l’époque plusieurs courants politiques. Le plus important, représenté par les étudiant-e-s du Néo-Destour divisé-e-s toutefois en deux tendances : l'une, dominante dans les structures, représente les pro-destouriens, favorables à l'annexion du syndicat au Néo-Destour. L'autre, moins importante mais non négligeable, les destourien-ne-s, défend une certaine indépendance par rapport à l’UGET. Le deuxième courant politique à l’UGET considéré comme la principale force d’opposition syndicale jusqu’à la fin des années 1950, est représenté par les étudiant-e-s du PCT. Un dernier courant est une coalition active uniquement en France -où se trouvent encore au début des années soixante la majorité des étudiant-e-s tunisien-ne-s- rassemblant plusieurs groupuscules politiques (PCT, Trotskistes, panarabistes, baathistes26…) unifiés par leur opposition à la ligne destourienne et la revendication de l’indépendance totale de l’UGET par rapport au Néo-Destour.
Jusqu’au début des années 1960, l’UGET est dominée par la ligne pro-destourienne, sans pour autant exclure les autres tendances qui parviennent à faire élire (rarement) leurs fidèles dans la direction de l’organisation, et surtout dans les structures de bases et intermédiaires, où ils/elles étaient constamment présents. Cela se traduit aussi, autant que possible, par un discours critique vis-à-vis du régime politique, comme lors des congrès annuels de l'organisation, les fréquentes assemblées générales et dans les colonnes de Attaleb Attounis.
C’est la tentative destourienne d’annexer l’UGET à partir de janvier 1963 et de neutraliser l’un des rares espaces partiellement « autonomes » restants, qualifié d’ « espace politique de substitution »27 qui est à l’origine de l’apparition de la gauche radicale en Tunisie28.
Suite à leur exclusion en juin 1963 des rangs de l'UGET par la direction du syndicat dominée par les destouriens, des étudiant-e-s formé-e-s au PCT - parti d'opposition trés modéré-, des trotskistes, des panarabistes pluriels, devenu-e-s leaders de la section France de l’UGET29 décident de former une nouvelle organisation indépendante, d’opposition radicale30. Cette diversité n'est pas sans rappeler le "mouvement du 22 mars " créé en France en mars 1968 que Jean Chesneaux appelle « une confédération de tribus rebelles »31.
Cette nouvelle organisation dénommée Groupe d’étude et d’action socialiste tunisien (GEAST), fondée en octobre 1963 à la résidence universitaire d’Antony en France, adopte au départ une ligne de gauche influencée par le marxisme, mais sans réelle détermination idéologique ni ligne politique précise, en dehors d’une opposition radicale à la politique bourguibienne, une forte sensibilité aux questions sociales et un attachement nationaliste revendiqué32. Elle a pour vocation d’analyser et de comprendre la situation socioéconomique et politique de la Tunisie et de proposer des alternatives33.
La naissance du mouvement GEAST/"Perspectives" marque également une étape importante dans la formation d'une opposition fondée sur la critique du modèle social bourguibien, sur sa « promesse de modernisation » et en définitive, sur le pacte qui le sous-tend : le « pacte de sécurité »34. Le nom de l’organisation finit par se fondre avec le titre de sa revue Perspectives tunisiennes35. Cette revue met en lumière l'inconsistance des réformes mises en œuvre par le régime. Ainsi, dès son premier numéro, paru en décembre 1963, elle critique la misère sévissant dans le monde rural, ce qu'elle appelle "la condition agraire". Dans les numéros suivants elle se consacre à des questions aussi centrales que le « problème syndical », « la classe ouvrière », « l’autocensure des intellectuels »… Jusqu’à l’élaboration d’une critique d’ensemble du régime économique et politique en place en Tunisie et de son modèle de développement qu’elle qualifie de « capitalisme d’État »36.
Toutefois, formée principalement d’étudiant-e-s, « Perspectives » incarne, d’une certaine façon, la croyance en un « rôle salvateur » de l’université37 et une certaine « mission historique » de « l’élite »38 éduquée qui doit proposer les réformes dont a besoin le pays. Ceci vient confirmer la centralité du « réformisme »39 en Tunisie, comme idéologie hégémonique. « Réformisme » signifie à ce stade de l’histoire de « Perspectives » un double attachement, d’un côté à l’aspect vertical et élitiste des réformes et de l’autre, à la gradualité des changements contre une posture révolutionnaire qui grandira progressivement au sein du groupe.
Ces étudiant-e-s de gauche décident de ne plus s’expatrier en France, mais de s’inscrire massivement à l’université tunisienne « dans l’intention de remplir le « vide politique » laissé par l’UGET »40 dont la légitimité est pour la première fois remise en cause. Le groupe des fondateurs/rices du GEAST retourne en Tunisie à partir d’octobre 1964 et développe les activités de l’organisation qui acquiert un écho considérable à l’université auprès des étudiant-e-s et enseignant-e-s grâce à sa revue « Perspectives tunisiennes».« Perspectives » continue de s’impliquer au sein de l’UGET à travers les étudiant-e-s perspectivistes41 tout en demeurant à l’avant-garde de la protestation étudiante, grandissante à l’extérieur de l’UGET, pour dénoncer de manière radicale les difficultés croissantes que connaît l’université.
Un deuxième facteur s’ajoute à l’action de « Perspectives » et favorise la protestation à l’encontre du régime. Il s’agit de la croissance spectaculaire du nombre des étudiant-e-s, sextuplé entre 1961 et 1970, passant de 2 300 à 15 00042. Cela engendre un bouleversement au niveau de l’adéquation entre infrastructures et encadrement disponibles d’un côté, et les nouveaux besoins, de l’autre43.
Comme corollaire de cette transformation, l’université accepte des étudiants venus des régions intérieures du pays davantage issus des classes moyennes et des classes populaires. Certains auteurs expliquent entre autres la radicalisation du mouvement militant étudiant par l’intégration de ces nouveaux éléments44.
C’est ainsi qu’en février 1965 est organisée une première manifestation qui mobilise des centaines d’étudiant-e-s à l’extérieur de l’université pour dénoncer le favoritisme au profit des étudiant-e-s du Parti Socialiste Destourien. En décembre 1966, pour la première fois à l’université tunisienne, la grève générale est décrétée par les étudiant-e-s de l’opposition syndicale (soutenue par les enseignant-e-s) , pour protester contre l’invasion policière d’un établissement universitaire45. L’année suivante, lors de la deuxième guerre israélo-arabe de 1967, des manifestations étudiantes sont organisées dans les rues de Tunis l’après-midi du 6 juin. Durant ces manifestations, des milliers de manifestant-e-s dirigé-e-s au départ par les Perspectivistes, mais hors de contrôle par la suite46, attaquent47 les ambassades anglaise, américaine et le centre culturel américain à Tunis, pour dénoncer «la complicité de l’impérialisme anglo-américain avec le sionisme »48. Cette radicalisation va de pair avec la perte de toute crédibilité de la direction destourienne de l’UGET.
À partir de 1967, le GEAST, devenu la principale force d’opposition en Tunisie malgré son cantonnement à l’université, connaît un durcissement considérable de sa ligne politique. À l’occasion de la conférence d’Alger de mars 1967, le groupe précise ses assises théoriques, adoptant comme objectif stratégique l’« unification des peuples arabes à la suite d’un passage victorieux vers le socialisme »49. Il tranche avec la diversité idéologique et politique de sa position antérieure, pour adopter officiellement, en septembre 1967, un positionnement maoïste qui prône la confrontation frontale avec le pouvoir et vise le déclenchement d’une révolution socialiste à l’échelle nationale.
Tous ces éléments aboutissent à l’éclosion d’un sentiment de « désenchantement national »50 et à la déception d’une partie de la population dont les étudiant-e-s forment un groupe des plus visibles. Les étudiant-e-s jouent le rôle de première force d’opposition au régime, ce que John P. Entelis appelle une « contre-culture politique ». L’auteur parle d’une perte totale de confiance de cette jeunesse dans l’ensemble de l’élite, gouvernante ou non.
L’année 1968 est marquée par un cycle protestataire étudiant d’une ampleur inédite. Dès janvier, le ton est donné : dans la continuité de leur positionnement anti-colonial et anti-impérialiste, les étudiant-e-s se mobilisent en masse contre la venue de Tran Van-Do51, « prétendu ministre des affaires étrangères du fantoche gouvernement de Saigon »52 et d’Humphrey, vice-président des États-Unis53. Une première série de grèves étudiantes et d’affrontements avec la police se déroule entre le 8 et le 11 janvier. Ces mobilisations sont marquées par un soutien d’autres parties de la société, marquant ainsi une nouvelle étape du « désenchantement » qui frappe le régime. « Perspectives » analyse cette sympathie comme une disposition populaire à « la révolution prolétarienne en Tunisie »54, qui ferait écho à la tactique de la « jonction » avec la classe ouvrière adoptée depuis octobre 196755.
La mobilisation reste vivace durant les deux mois suivants, à l’université et dans les lycées du pays. Elle est accompagnée d’une campagne d’affichage sauvage et de distribution de tracts dans les quartiers populaires56. Mais c’est à partir du 13 et jusqu’au 19 mars qu’elle connaît sa grande explosion avec la mise en place d’une grève générale ouverte57. Un comité estudiantin dominé par « Perspectives » est créé durant ces journées pour formuler les revendications des étudiant-e-s et mener les négociations avec le pouvoir durant les journées de grève générale ouverte. La revendication centrale porte sur la gestion collégiale tripartite de l’université entre étudiant-e-s, enseignant-e-s et administration.
Cette mobilisation permet finalement la réalisation de toutes les revendications initiales, y compris y compris la participation estudiantine dans la gestion de l’université. Le comité de coordination est en contrepartie appelé à arrêter immédiatement les manifestations. Il connaît à cette occasion une division puisque la minorité représentant le PCT et les indépendant-e-s accepte cette proposition alors que la majorité perspectiviste la refuse58. Ce refus peut être interprété comme la volonté de “Perspectives” de perdurer dans un élan révolutionnaire qu’il faut radicaliser et non pas éteindre.
Ce refus peut être aussi interprété comme l'expression d'une protestation contre un régime autoritaire qui n’hésite pas à utiliser la répression, y compris la violence physique brutale, quand les multiples autres formes d’oppression ne parviennent pas à assurer le contrôle total de la population (cellule du parti-État, administration, clientélisme, étouffement des espaces sociaux de réflexion autonome…). C'est dans ce contexte politique que peut être interprété le caractère radical des événements de janvier-mars 1968 à Tunis. Même si la mobilisation n’a pas touché de larges secteurs de la société (comme ce fut le cas en France en mai 1968), le seul fait d'altérer le fonctionnement habituel de l'encadrement destourien de la société, sous ses multiples formes, et le haut risque qu'implique une telle mobilisation protestataire, traduisent sa radicalité inédite.. Deux épisodes de répression de masse, antérieurs à cette date, témoignent de la gravité de ce risque : la première est incontestablement la répression sanguinaire de la dissidence yousséfiste59 ; la deuxième correspond aux évènements de Kairouan, de 196160.
La réponse répressive du pouvoir ne dément pas cette analyse et est d’une intensité spectaculaire. Les milices du parti-État sont mobilisées pour arrêter et torturer les étudiant-e-s61.
Les vacances scolaires sont avancées au mardi 19 mars au lieu du 23, afin de stopper temporairement les mobilisations. À l’aube du 20 mars, une énorme vague d’arrestations est déclenchée, touchant plusieurs centaines de personnes. Les récits des expériences vécues durant cette période, attestent de l’usage systématique des techniques de torture avilissantes et brutales les plus diversifiées62.
Entre juillet et septembre 1968, 94 “perspectivistes”, 7 militants communistes 27 militants baathistes63 sont jugé-e-s par une juridiction d’exception, la cour de sûreté de l’État64. Les peines de prison varient de quelques mois à seize ans et demi de prison ferme65. Cette répression extrême marque la fin du premier cycle de protestation gauchiste66, mais cette arrêt n’est que temporaire puisque les contestations reprennent une année plus tard.
Cet épisode est marqué, en plus de l’envergure de la répression, par une première prise de conscience par les militants de la systématicité de l’usage de la torture comme instrument de répression par les autorités tunisiennes. Aucun des arrêté-e-s – ou presque- n’y a échappé, d’après les témoignages concordants.
Parler de « vies ultérieures »68 dans notre cas revient à en évoquer deux formes principales : celles qu’a connu l'événement auprès des militant-e-s qui l’ont directement vécu et celles qu’il a connu auprès des générations postérieures.
C’est à Kristian Ross qu’on doit une synthèse de la réécriture opérée [a posteriori ?] de l’histoire des événements du mai français. L’auteur réfute des lectures dominantes des évènements. « Mai 1968 ne fut ni une grande réforme culturelle, ni une poussée vers la modernisation, ni l’aube d’un individualisme. Et ce ne fût surtout pas une révolte de cette catégorie sociale appelée ‘jeunes’. Ce fut, en revanche, la révolte simultanée de travailleurs et d’étudiants qui se déclencha dans le contexte particulier de la fin de la guerre d’Algérie »69.
La mémoire du « 68 tunisien », quoique peu historisée jusqu’à présent, n’échappe pas à des lectures « posthumes » des évènements qui cherchent à découvrir leurs « sens réels » au-delà du discours développé durant le feu de l’action. H. Abdessamad a proposé une analyse sur les tendances similaires observables dans les mémoires de certain-e-s “perspectivistes”. Il a conclu que : « La réduction d’un mouvement politique à une expression culturelle, à visée démocratique, agit ici comme une mise en ordre téléologique - visant à rédimer une action en la réduisant à une essence cachée - qui tient de l’exégèse, de l’interprétation, sinon de la fiction »70.
Toutefois, un travail semblable à celui de K. Ross, consacré au « 68 tunisien », suppose une compulsion systématique, absente jusqu’à nos jours, des archives du mouvement.
Dans l’attente d’un travail de cette envergure, il est possible d’avancer, dans la lignée d’Abdessamad, qu’il serait réducteur de limiter l’opposition de la fin des années 1960 en Tunisie à l’autoritarisme bourguibien, à l’unique revendication démocratique. En effet, cette revendication, bel et bien présente, ne doit pas masquer d'autres aspects, notamment : la critique fondamentale du « socialisme destourien » comparé par « Perspectives » à un capitalisme d’État71, et une critique acerbe de la politique étrangère tunisienne, qualifiée de pro-américaine et pro-impérialiste72.
Nous nous contenterons ici de développer le deuxième type de « vies ultérieures » du 1968 tunisien, à savoir celles vécues auprès des générations ultérieures et en particulier le cas de la génération qui a connu les épisodes révolutionnaires de 2011 en Tunisie à l’université ou dans ses marges73.
Il est possible de défendre l’idée selon laquelle la génération qui milite à l’université à la veille du premier épisode révolutionnaire déclenché le 17 décembre 2010, vit dans un espace militant ultra-fragmenté entre les multiples petits groupes de gauche, baathistes et panarabistes. Cette fragmentation du présent les pousse à épouser une représentation idéalisée et réifiée de la lutte estudiantine des années 1960 et 1970.
En effet, des conflits intenses ont traversé le GEAST à partir de 1968. Des démissions de plusieurs militant-e-s ont lieu, critiquant le durcissement de la ligne politique pour certain-e-s74 et opposés à des positions politiques qu’ils jugent parachutées par la direction et contraires à la ligne du groupe, pour d’autres75. Puis une succession de scissions s’opère jusqu’à la fin des années 1970 où la trace organisée du GEAST disparaît et laisse place à une multitude de nouvelles organisations76.
En se rappelant cette époque, nos interlocuteurs/rices ne développent que rarement des discours nuancés. En réifiant la mémoire de ces événements, ils/elles semblent utiliser cette mémoire comme outil mobilisable dans les conflits politiques actuels, leur permettant de revendiquer une légitimité ou discréditer un adversaire. Il est par exemple expliqué que : « La direction qui a régné sur l’UGET depuis la fin des années 1990 a rompu avec l’histoire militante du mouvement étudiant… La politique opportuniste adoptée tranche avec les fondamentaux du mouvement étudiant (thawabet alharak attolabi en arabe)… avec les sacrifices de la génération de Perspectives »77.
Dans cet entretien, se retrouve un premier type de discours, très répandu, qui cherche à s’inspirer de la légitimité d’un référent commun pour disqualifier un concurrent politique au sein de l’UGET et dans l’espace militant universitaire. D’ailleurs, ceux et celles qui défendent la ligne opposée ne se privent pas de recourir aux mêmes référents pour puiser une légitimité contestée.
Il est également rappelé que : « Quand les islamistes étaient protégés et financés par le parti au pouvoir, la gauche était dans les prisons à se faire torturer. C’est pour casser la gauche, réelle alternative révolutionnaire en Tunisie, que le pouvoir les a créés… D’ailleurs aujourd’hui s’ils continuent la même politique de Ben Ali, c’est parce qu’ils ne s’en différencient que de peu… »78.
Dans ce deuxième type d’usage, l’unification de la gauche, qui veut dire dans ce cas le GEAST, est une ressource mobilisable par plusieurs groupes de gauche, dans le nouveau paysage politique post-révolutionnaire qui les oppose directement à Ennahdha, devenu parti légal hégémonique dans le pays et se vantant de son historique militant face aux régimes de Bourguiba et Ben Ali.
Finalement, il est expliqué que : « […] la gauche radicale a fini depuis plusieurs années un cycle déclenché il y a plus de 50 ans par «Perspectives» (le GEAST) […]. Il revient aujourd’hui à la nouvelle génération, celle qui a déclenché la révolution, de commencer un nouveau cycle et de faire renaître de ses cendres la gauche en Tunisie … »79.
Dans ce discours jeuniste, le GEAST est invoqué pour rappeler la « grandeur d’un moment historique » et la nécessité de sortir la gauche de sa décadence. C’est un discours qui fleurit auprès de groupes politiques de jeunes qui ont vu le jour durant et après les épisodes révolutionnaires de 2010-201180. Il cherche à se prévaloir du geste fondateur du GEAST en le mobilisant face aux partis politiques et aux organisations traditionnelles de la gauche tunisienne, pour revendiquer leur légitimité, celle de groupes qui accomplissent une « mission historique ».
Moutaa Amine El Waer est titulaire d'un master en sciences politiques (2017) de l'université Paris Dauphine. Il entame en septembre 2018 des études doctorales en sociologie à l'Université de Montréal (UdeM).
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Références bibliographiques