Vue aérienne des entrepôts de marchandises et du centre logistique dans une zone industrielle

Et si la sobriété était la condition du développement économique des territoires ?

Article
mars 2025

Depuis la loi SRU1 de 2001 et surtout la loi Climat et Résilience du 22 août 2021 avec l’ambition du Zéro Artificialisation Nette (ZAN), la sobriété foncière est au cœur des débats sur les politiques d’aménagement des territoires. Si depuis plus de 20 ans des avancées significatives ont été observées sur la densification des espaces résidentiels, un domaine résiste encore et toujours : le foncier économique et, plus particulièrement, les zones d’activités économiques (ZAE) qui constituent une part de plus en plus importante dans la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF).

 

Par Pierre-Cécil Brasseur

Urbaniste et économiste

  • 1. Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains.

Le foncier économique : un angle mort des débats autour de la sobriété foncière ?

Pour une majorité d’acteurs de l’aménagement, la lutte contre l’étalement urbain fait consensus. Personne ne remet véritablement en cause le ZAN à horizon 2050. Mais à court terme, de nombreux élus locaux et professionnels de l’immobilier alertent sur le risque de freiner le développement des territoires, voire de les asphyxier. D’un point de vue économique, la sobriété foncière est perçue comme une injonction venue de l’État, des « élites parisiennes ». Elle entrerait forcément en contradiction avec l’impératif de réindustrialisation et de développement de l’emploi dans tous les territoires.

 

Mais est-on réellement en pénurie de foncier économique ? Et l’aménagement de nouvelles ZAE est-il véritablement un vecteur de développement de l’emploi et de l’économie locale ? La sobriété foncière ne serait-elle alors qu’une ineptie qui masquerait une idéologie de la décroissance, pour reprendre les termes de ses détracteurs ?

 

Ces questions, apparemment légitimes, témoignent surtout d’un aveuglement collectif de l’ensemble des acteurs et institutions qui mènent depuis plus de 50 ans les différentes politiques d’aménagement économique des territoires. L’absence de données et d’indicateurs pertinents, et plus globalement le manque de connaissance réelle des « lieux » de l’économie, amènent à des constats erronés confondant perception et réalité.

Origines et limites du modèle d’aménagement économique

Pour bien comprendre les enjeux qui sous-tendent cette situation, il est nécessaire de se pencher sur le modèle d’aménagement économique mis en place à partir des années 1970. C’est au sortir des « Trente glorieuses » que les ZAE se sont développées et généralisées en France. Il s’agissait initialement de sortir les activités les plus polluantes et nuisibles des espaces urbains. Progressivement, grâce notamment au développement des infrastructures routières et à la motorisation des ménages, ces ZAE se sont multipliées le long de ces infrastructures pour accueillir tous types d’activités, de plus en plus loin des espaces résidentiels.

 

En 50 ans, le modèle n’a quasiment pas évolué : aménagement et viabilisation de terres agricoles, découpage de terrains et vente à des entreprises, ou plutôt à des chefs et cheffes d’entreprises, sous la forme de Société Civile Immobilière (SCI) familiales. Une fois les terrains cédés, la collectivité aménage une nouvelle ZAE, et ainsi de suite. C’est une fuite en avant.

 

Illustration 1 : la fuite en avant de l’aménagement des ZAE

 

Graphique représentant trois courbes de l'évolution de l'aménagement des Zones d'activités économiques (ZAE) entre leur création et leur requalification

© synopter 

 

Une fois entièrement commercialisée, la ZAE est généralement délaissée, peu ou mal gérée, et s’ensuit une dégradation progressive des infrastructures publiques. Pire, ce sont généralement les entreprises implantées dans ces ZAE anciennes qui se déplacent au gré des opportunités dans les nouvelles ZAE. Elles délaissent leurs bâtiments, eux-mêmes vieillissants, souvent des passoires thermiques, qui seront soit « avalés » par la pression urbaine dans les territoires en croissance, soit repris par des activités à plus faible valeur ajoutée, avec moins d’emplois et moins de fiscalité locale, par exemple lorsqu’un atelier de fabrication mute en stockage, voire en activité de foot en salle. Ainsi, la réflexion sur l’armature offre un second niveau de lecture pour favoriser la réorganisation des usages au sein de la ZAE. Identifier le lieu le plus adapté pour développer une centralité, ou plutôt une « place du village », est un élément clé dans l’amélioration de la qualité d’usage. De nombreux parcs d’activités (Alpespace et Savoie Technolac en Savoie, le Parc Industriel de la Plaine de l’Ain dans l’Ain ou encore Courtaboeuf en Essonne) sont organisés et structurés autour de polarités de services et d’équipements qui permettent de créer du lien et de la convivialité (salles de réunions et de formation, showrooms, salles blanches, conciergerie, restauration, stationnement…). Ces solutions contribuent au développement de synergies entre les entreprises, à l’intensification des usages et à la réduction des coûts pour les entreprises et les usagers. Au-delà de la centralité, d’autres fonctions peuvent également être partagées dans d’autres lieux de la ZAE : la logistique et le stockage (très développée dans les parcs d’activités allemands et hollandais mais aussi en Bretagne avec le réseau des chargeurs bretons), le traitement des rejets en eaux industrielles sur le Parc Industriel de la Plaine de l’Ain ou encore la production et la consommation locale d’énergie (en Lorraine, à Lille ou encore à Grenoble). Penser et renforcer les synergies est un puissant vecteur de sobriété dans les ressources consommées (énergie, eau et matériaux), dans les émissions de gaz à effets de serre (réduction de la place de la voiture individuelle) et, bien entendu, dans la réduction de l’étalement urbain. 

 

La limite de ce modèle se comprend assez aisément. La création de nouveaux espaces à vocation économique dans une logique expansive - toujours plus de zones d’activités économiques - n’est plus du tout corrélée à la création de valeur et d’emplois. D’un point de vue financier, les collectivités publiques n’ont ou n’auront pas la capacité de rénover ou requalifier ces ZAE. Les coûts ne vont cesser de s’accroître tandis que le produit fiscal va peu à peu s’effriter. Cet effet « ciseaux » est donc la résultante d’une logique d’obsolescence programmée appliquée au foncier.

 

Mais il y a une menace encore plus forte qui pèse sur ces ZAE. Quand bien même on affecterait des millions d’euros pour les requalifier, quand bien même on réussirait à les densifier pour accroître leur rentabilité et réduire l’étalement urbain, c’est l’ampleur des défis qui s’accumulent qui devrait alerter l’ensemble des acteurs : effets du dérèglement climatique (sécheresses, inondations, tempêtes…), décarbonation des activités pour justement réduire ce dérèglement, raréfaction des ressources (eau, énergie, matières premières, ressources humaines et financières), révolution industrielle et transformation des chaînes de valeur ou encore évolutions sociétales (rapport au travail, nouvelles mobilités, modes de consommation…). Face à ces défis, les ZAE ne sont pas suffisamment robustes : des bâtiments d’activités vieillissants qui sont des passoires thermiques, une accessibilité assurée exclusivement par la voiture individuelle, une absence de services, une forte imperméabilisation des sols renforçant les effets d’îlots de chaleur, une faible prise en compte de la gestion des risques, etc.

 

C’est donc l’ensemble du modèle qu’il faut revoir. Au lieu de s’alarmer des politiques de sobriété foncière, il est urgent de s’interroger sur l’état du stock et sur la capacité à construire une alternative crédible.

La sobriété foncière comme approche alternative de dynamisation du foncier économique

Pour cela, il suffit d’inverser radicalement la problématique. Parmi toutes les faiblesses décrites précédemment, l’une d’elles constitue paradoxalement une opportunité : la sous-utilisation du sol. Les ZAE ont été « développées » de manière très extensive. En moyenne, les emprises bâties des bâtiments d’activités ne représentent que 15 à 20% de la surface globale, contre plus de 40% par exemple aux Pays-Bas sur des territoires similaires (Analyses réalisées par Synopter pour le CERF Auvergne Rhône-Alpes, 2019).

 

On manque peut-être régulièrement de terrains à vendre, mais on ne manque certainement pas de place ! Dans les territoires déjà contraints en termes d’étalement urbain (grandes agglomérations, zones littorales ou de montagne), l’identification des nombreux gisements (espaces délaissés et non bâtis, locaux vacants ou encore usages extensifs pouvant être compactés ou mutualisés) a fait émerger de nouvelles approches centrées exclusivement sur la densification. Cette tentation « copier-coller » des politiques d’habitat peut toutefois s’avérer contre-productive s’il n’y a pas dans le même temps une évolution des pratiques. Densifier significativement des ZAE déjà saturées et congestionnées ne ferait que renforcer les dysfonctionnements et les externalités négatives.

 

D’autres collectivités ont pris depuis quelques années le parti de repenser la philosophie ou plutôt le paradigme de leurs politiques d’aménagement et de développement économique. Elles font de la sobriété foncière la condition même de la redynamisation de leurs ZAE. En réduisant drastiquement la création de nouveaux espaces économiques, elles incitent les acteurs économiques à réinvestir dans les sites existants tout en y concentrant elles aussi leurs actions pour accompagner et stimuler la régénération de ces lieux.

 

Cette nouvelle approche repose sur trois principes complémentaires et imbriqués : la densification des usages du foncier, l’amélioration de la qualité d’usage et le développement de synergies. Pour « faire encore » et accroître le nombre d’entreprises et d’emplois, il est nécessaire de « faire mieux », c’est-à-dire accroître les aménités2 et la qualité d’usage. Mais il faut également faire évoluer les pratiques et les usages par des approches plus collectives et de nouvelles formes de synergies, par exemple la mutualisation de locaux, de nouvelles offres de mobilité collectives ou encore de gestion collective de l’eau ou des déchets,  ce qui suppose de « faire ensemble ».

 

Illustration 2 : un changement d’approche centrée sur les usages générés

Infographie représentant les articulations entre densité, qualité et synergie des usages

© synopter 

 

Dans cette perspective, le foncier et l’immobilier ne sont plus au cœur du modèle mais bel et bien les usages générés. L’humain et la nature sont repositionnés au cœur du système. Autrement dit, penser les ZAE par les usages suppose une approche élargie de cette notion d’usages et une nouvelle hiérarchisation.

  • 2. Les aménités en urbanisme renvoient aux aménagements, services ou équipements qui renforcent l’attractivité et la qualité d’un lieu pour les usagers

Adapter la hiérarchie des usages et penser les synergies

Pour s’adapter aux effets du changement climatique et limiter les externalités négatives sur l’environnement, bref pour assurer la viabilité des ZAE, la restauration du cycle de l’eau et des continuités écologiques constituent les usages fondamentaux à garantir. Cela nécessite de repenser des « communs » et de sortir de l’approche « à la parcelle » jusqu’ici dominante dans la manière d’aménager et de règlementer les ZAE. Les nombreux gisements liés notamment aux marges de recul3 rendent possible la création de venelles, de noues, de haies ou encore de bassins mutualisés de gestion des eaux pluviales. Ces nouveaux espaces ouverts et paysagers peuvent contribuer à la reconstitution de milieux naturels riches mais aussi de nouveaux espaces de convivialité pour les usagers.

 

La réflexion sur l’armature4 offre un second niveau de lecture pour favoriser la réorganisation des usages au sein de la ZAE. Identifier le lieu le plus adapté pour développer une centralité, ou plutôt une « place du village » est un élément clé dans l’amélioration de la qualité d’usage. La concentration de services ou d’équipements partagés permet de créer du lien et de la convivialité. Cela favorise également les synergies entre les entreprises (salles de réunions et de formation, showrooms, salles blanches, conciergerie, restauration, stationnement…). Ces solutions contribuent à intensifier les usages et à réduire les coûts pour les entreprises et les usagers. Au-delà de la centralité, d’autres fonctions peuvent également être partagées dans d’autres lieux de la ZAE : la logistique et le stockage, le traitement des rejets en eaux industrielles ou encore la production et la consommation locale d’énergie. Penser et renforcer les synergies est un puissant vecteur de sobriété dans les ressources consommées (énergie, eau et matériaux), dans les émissions de gaz à effets de serre (réduction de la place de la voiture individuelle) et, bien entendu, dans la réduction de l’étalement urbain. 

 

Une fois les fonctions écologiques reconstituées et les pratiques collectives favorisées, le troisième niveau de régénération concerne l’intensification de l’offre de surfaces d’activités. Celle-ci peut se déployer par le renouvellement du bâti d’activités (rénovation thermique et énergétique, déconstruction et réemploi), la verticalisation des bâtiments ou encore le développement de produits immobiliers partagés et évolutifs (hôtels et villages d’activités). Les mutualisations et les synergies permettent de réduire la place du stationnement et du stockage extérieur, deux types d’usages très consommateurs de foncier. Plusieurs expérimentations en cours sur des ZAE anciennes ont mesuré un potentiel d’intensification qui permettrait de doubler voire de tripler les surfaces d’activités. Avec de tels ordres de grandeur, la sobriété foncière n’est en rien un obstacle au développement des territoires.

 

Illustration 3 : Intensification des usages du foncier 

 

3 colonnes de photos dont certaines vues du ciel de hangards et zones commerciales illustrant l'intensification des usages du foncier (surélever, repneser les usages, densifier, démembrer / remembrer, déconstruire / reconstruire)

© synopter

 

Si cette approche témoigne du formidable potentiel des ZAE existantes, leur développement sera toutefois conditionné à la capacité à mobiliser des ressources qui vont être de plus en plus sous pression. C’est déjà le cas sur l’eau mais ce le sera encore plus sur les ressources humaines avec des projections démographiques qui annoncent une stagnation, voire un fléchissement, du nombre d’actifs à horizon 2050 (INSEE Première, n°1881, 29/11/2021).

  • 3. Les règlements d’urbanisme (PLU) imposent généralement une obligation de construire à une certaine distance de la voie publique ou de la limite parcellaire, ce sont des marges de recul.
  • 4. L’armature d’une zone d’activités correspond à la manière dont elle est organisée et structurée : ses entrées, sa centralité, ses axes structurants, les espaces dédiés à la gestion de l’eau et de la biodiversité,…

Conclusion

Dans un contexte de raréfaction et de pression sur les ressources, c’est l’ensemble de la gouvernance économique territoriale qui doit être remis à plat pour apporter des réponses à des problématiques qui ne pourront plus être traitées de manière individuelle : qui doit détenir la propriété du foncier ? Qui doit utiliser les derniers terrains ou locaux disponibles ? Comment partager et répartir la ressource en eau ? Comment porter et gérer les nouveaux communs ? Ce sont de nouveaux mécanismes et outils de codécision et de maîtrise qu’il va falloir inventer, expérimenter et déployer. Sans nul doute, ce sont les territoires qui auront su dépasser les limites du modèle actuel et considérer la sobriété comme une condition préalable qui seront réellement à la hauteur des défis ! 

Biographie de l'auteur

Portrait de Pierre-Cecil BrasseurPierre-Cécil Brasseur, 47 ans, est urbaniste et économiste. Depuis plus de 20 ans,  il conseille et accompagne les collectivités locales et les chefs d’entreprises dans la redynamisation des zones d’activités. En 2012, il fonde avec Jean-François Vallès le cabinet Synopter avec l’ambition de transformer en profondeur le modèle d’aménagement et de développement économique des 50 dernières années. Au-delà de ses missions de conseil, Pierre-Cécil Brasseur dispense des formations à destination des agents des collectivités territoriales et est régulièrement invité en tant qu’expert à exposer ses approches et sa vision en matière de développement et de redynamisation de l’offre économique dans des colloques et conférences. Il intervient également  dans la presse spécialisée. 

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